Ivoire et malaguete

Un Dieppois en Guinée au Moyen Âge

Jacques-Roger VAUCLIN

 

Editions Ipagine, novembre 2017

 

Ce roman trouve son origine dans une interrogation. Est-il vrai que les Dieppois ont fréquenté les côtes de Guinée dès 1364, c’est-à-dire près d’un siècle avant les Portugais, comme beaucoup le prétendent depuis longtemps en France ? Ou cette antériorité normande dans l’histoire des découvertes est-elle à ranger au nombre des "fake news", comme on dit aujourd’hui ?

La recherche historique a été entreprise sans parti pris, avec le souci de mettre à jour des indices ou des témoignages, s’il devait en exister, venant accréditer un récit dont le bien-fondé peine à être établi puisqu’il ne peut trouver l’appui des archives de la Ville de Dieppe, détruites par l’incendie provoqué en 1694 par les bombardements de la flotte anglo-hollandaise.

Dans le « roman français », l’épisode des découvertes dieppoises en Afrique au XIV° siècle n’apparaît en fait que trois siècles plus tard. Très exactement en 1669, lorsqu’un certain Nicolas Villault de Bellefond publie à Paris une Relation des costes d’Afrique appelées Guinée, au retour d’un voyage qu’il y a fait en 1666 et 1667. Villault expose dans cet ouvrage que les Français seraient particulièrement fondés à s’établir à nouveau sur les côtes visitées, puisqu’ils étaient les premiers Européens à les avoir fréquentées. A partir de 1364, selon cet auteur, puis très régulièrement jusque dans les années 1410, où le trafic maritime des Normands vers l’Afrique de l’ouest, perturbé par les guerres civile et extérieure, se serait interrompu.

L’histoire des Dieppois en Afrique selon Villault connut un considérable succès. Chez les géographes, comme Manesson-Mallet, dès la fin du XVII° siècle. Chez les historiens, comme le père Jean-Baptiste Labat qui, dans sa Nouvelle Relation de l’Afrique occidentale, soutient en 1728 que les Normands devaient même avoir visité la Guinée dès le début du XIV° siècle, puisque les expéditions commerciales sont nécessairement précédées de voyages d’exploration. Repris tout au long du siècle des Lumières, le récit de Villault est mis plus en avant encore au siècle suivant, où il accompagne l’aventure maritime et coloniale française. Il trouve même une stimulation dans sa contestation, engagée par un diplomate portugais, le vicomte de Santarem, féru d’histoire et de cartographie.

Force est cependant de constater que dans aucun des registres où peut utilement s’exercer l’investigation sur le sujet n’apparaît d’élément attestant d’une présence régulière des marins de Normandie sur les Côtes de Guinée à la fin du XIV° siècle et au début du XV°. L’histoire officielle est muette sur le sujet, jusqu’à Villault. Celui-ci avait pour sa part tout loisir d’étayer son rapport sur des navigations anciennes par des précisions puisées dans les archives de Dieppe : elles  n’avaient pas encore brûlé. Mais il évoque seulement, outre les dates qu'il s'agit de vérifier, des sites bien connus à l'époque où il visite lui-même la Guinée, et quelques noms de navires, à vrai dire très courants dans les flottes normandes. Villault, en outre, ne fait pas seulement état d’une présence française en Afrique de l’ouest, à la fin du XIV° siècle. Selon lui, les navigateurs normands auraient été rejoints par des marins d’autres pays, décidés à venir chercher eux-mêmes des richesses qu’ils n’entendaient pas laisser aux seuls Dieppois et Rouennais. Mais les archives maritimes des autres nations d’Europe, qui n’ont pas toutes été détruites par incendie, ne font pas la moindre allusion à de tels voyages.

La consultation des tarifs de droits de coutume ou des comptabilités portuaires, l’analyse des activités économiques dans le port de Dieppe à la fin du Moyen Âge [1], n’apportent aucune indication qui témoignerait d’un trafic commercial régulier, à cette époque, avec le golfe de Guinée.

L’examen des productions cartographiques n’est pas plus fructueux. Le nom de Petit Dieppe n’apparaît sur les cartes marines représentant les côtes d’Afrique qu’à partir de 1630, nul ne mettant alors en doute le fait que les marins de Normandie avaient déjà fréquenté ces parages, mais en des temps moins reculés que ceux évoqués par Villault de Bellefond.

Celui-ci ne craint pas de rattacher la grande tradition de sculpture sur ivoire qui est à l’honneur des artistes de Dieppe à la circonstance que ce port accueillait en grande quantité, dès les années 1360, les dents d’éléphant ramenées de Guinée par ses navigateurs. S’il avait existé, avec l’ampleur que lui attribue notre voyageur, un tel trafic n’obligerait pas à en rechercher, en vain, ne serait-ce qu’un seul témoignage. Ses traces seraient évidemment multiples. Par exemple dans les œuvres des ivoiriers. Mais celles-ci ne s’illustrent vraiment, à Dieppe, que deux ou trois siècles plus tard. Dans son ouvrage de référence sur les ivoires, Raymond Koechlin relève, à propos du travail de l’ivoire à Dieppe, « qu’il faut reconnaitre que l’on n’y sait rien de cette industrie avant le XVII° siècle, et qu’on ne la voit s’épanouir qu’à ce moment et au siècle suivant » [2].

Evoquant en outre la provenance de l’ivoire, Koechlin [3] se réfère à Charles de La Roncière, historien de la marine française, qui se refusait à ajouter foi au témoignage isolé de Villault de Bellefond.

La Roncière fit notamment justice d’une prétendue relation de voyage en Afrique d’un certain Jehan Prunaut, opportunément découverte, du moins en copie, en 1867, et qui reprenait largement le récit de Villault. Il n’était pas douteux, pour l’historien de la marine, que le document publié par Margry [4] était un faux [5].

Après La Roncière, Charles-André Julien attribue à la « légende de la découverte de la Guinée par les Normands » forgée par Villault de Bellefond, qui était au service de Colbert, le mobile de venir au soutien de la diplomatie de ce dernier, alors soucieux de récupérer des comptoirs sur les côtes de Guinée, et cherchant pour cela à établir la priorité historique des découvertes françaises [6]. La critique des Prétendues navigations dieppoises à la Côte occidentale d’Afrique au XIVè siècle devait être systématisée par Raymond Mauny dans un article ainsi intitulé, publié en janvier 1950 au Bulletin de l’Institut Français d’Afrique Noire (tome XII, n° 1, pages 122-134).

Aucun argument nouveau ne venant remettre en question les conclusions des meilleurs historiens du XX° siècle, la Relation des costes d’Afrique appelées Guinée écrite par Villault de Bellefond à la fin des années 1660 doit donc se lire comme un roman.

Rien n’interdit à une plume plus récente de s’engager dans la même voie. Et d’imaginer l’histoire, pas moins plausible, non pas d’une flotte dieppoise devant Conakry, Freetown ou Monrovia à la fin du Moyen Âge, mais d’un voyageur dieppois fréquentant les mêmes parages à pareille époque. Accédant à ce qu’on appelait la Guinée non par la voie maritime, mais par les routes caravanières de l’intérieur de l’Afrique. Après avoir été capturé par un marin berbère sur la côte d'Afrique qui fait face aux îles Canaries, puis mis au service d'un marchand de Fès. 

Qu’un Normand se soit retrouvé sur les côtes bordant le Sahara au tout début des années 1400 n’est pas seulement de l'ordre du possible. Il s’agit d’un fait parfaitement avéré. Jean de Béthencourt, à qui nul ne dénie le titre d’avoir été le premier Européen à s’être durablement établi sur les îles Canaries, a, un jour d’automne 1405, passé le cap Bojador et touché à la terre d’Afrique, comme il est raconté dans le récit de ses expéditions établi par ses confesseurs [7]. Le « roi des Canaries » était d’ailleurs fort désireux de faire en Afrique des découvertes, qui n’avaient à l’évidence pas été faites avant lui. Le détail des voyages du navigateur normand, comme la teneur de ses projets, dont on a une connaissance précise, sont à eux seuls un argument déterminant à l’encontre d’une réécriture de l’histoire qui montrerait les Dieppois présents en Afrique depuis 1364 jusqu’après 1410. S’ils avaient été là, Béthencourt n’aurait pu les ignorer.

Sylvain Paluel, héros d’Ivoire et malaguete, roman assumé qui ne prétend pas dire l’histoire, même s’il prend place dans un contexte qui n’est pas de pure imagination, permet ainsi à la Normandie de rencontrer l’Afrique, avec un peu d’avance sur les Portugais. Auxquels on ne saurait pour autant discuter la primauté d’une démarche systématique de découvertes maritimes et de contacts de civilisation, aux effets à vrai dire contrastés.

 

 



[1] Voir notamment Philippe Lardin, La pluriactivité dans le port de Dieppe : hôtes vendeurs et guerre de course à la fin du Moyen Âge, Annales de Bretagne et des pays de l’ouest, tome 120, n° 2, 2013 ; M.Mollat, Comptabilité du Port de Dieppe au XV° siècle, Armand Colin, 1951.

[2] Raymond Koechlin,  Ivoires gothiques français, Paris, Auguste Picard, 1924, volume 1, page 5.

[3] Id. page 30.

[4]  Margry, Les navigations françaises et la révolution maritime du XIV° au XVI° siècle, Paris, Librairie Tross, 1867, pages 51 à 61.    

[5] Charles de La Roncière, Histoire de la Marine française, Paris, Plon, Nourrit et Cie, 1899, tome 2, pages 110-112

[6] Charles André Julien, Les voyages de découverte et les premiers établissements, P.U.F., Paris, 1947 et Gérard Monfort, Brionne, 1979, pages 8 à 12.

[7] Le Canarien, livre de la conquête et conversion des Canaries (1402-422) par Jean de Béthencourt, introduction et notes par Gabriel Gravier, chez Ch. Méthérie, Rouen 1874 

Partie de la Coste de Guinée, Jacques-Nicolas Bellin, Histoire générale des voyages, abbé Prévost, in-4, tome III, Didot, Paris 1747
Partie de la Coste de Guinée, Jacques-Nicolas Bellin, Histoire générale des voyages, abbé Prévost, in-4, tome III, Didot, Paris 1747

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