Le voyage de Gonneville, la part d'inconnu

Le voyage du capitaine Binot Paulmier de Gonneville, qui serait parti de Honfleur le 24 juin 1503 à bord du navire l’Espoir en direction des Indes orientales, a inspiré plusieurs expéditions navales entreprises au XVIIIème siècle en vue de retrouver les Terres australes antarctiques, que le marin de Normandie aurait été le premier à aborder. Depuis la fin du XIXème siècle, de Gonneville est plus volontiers regardé comme ayant été au nombre des premiers navigateurs français à avoir fréquenté les côtes du Brésil.

Au cours des dernières décennies, le voyage de Gonneville a fait l’objet de controverses, opposant certains chercheurs mettant en doute sa réalité[1], aux tenants de l’authenticité d’un périple qui n’aurait certes pas conduit le marin jusqu’à des terres dont James Cook a démontré l’inexistence, mais bien sur une partie des côtes brésiliennes jusqu’alors inconnue des Européens[2].

Les sceptiques fondent d’abord leur opinion sur la tardiveté de l’évocation d’un tel voyage. Elle n’apparaît en fait qu’en 1663 lorsque furent publiés les Mémoires touchant l’établissement d’une mission chrestienne dans le troisième monde : autrement appelé, la terre australe, méridionale, antarctique & inconnüe, ayant pour auteur le chanoine de la cathédrale Saint-Pierre de Lisieux, Jean Paulmier de Courtonne.

Les Mémoires de Paulmier, dédiés au Pape Alexandre VII, étaient un plaidoyer en faveur de l’évangélisation des Terres Australes inconnues, représentées sur la plupart des mappemondes. La mission, selon le chanoine, serait légitimement confiée à la France, qui pouvait à cet égard faire valoir un titre d’antériorité, puisque de Gonneville, un capitaine de Honfleur, avait en 1504 planté une croix sur ces Terres. Admettant que son projet d’évangélisation trouvait son origine dans le voyage de ce capitaine, Paulmier en fournissait une relation sommaire, tirée de l’original constitué par la déclaration faite par de Gonneville le 19 juillet 1505 au siège de l’Amirauté, décrivant un périple malencontreusement clôturé par la capture de son navire par un corsaire anglais.

Selon cette relation, de Gonneville, faisant voile vers les Indes Orientales, aurait perdu sa route sous l’effet d’une tempête, après avoir doublé le Cap de Bonne-Espérance. Il aurait alors vogué vers le Sud jusqu’à une terre inconnue, qu’il appela les Indes Méridionales, et séjourné six mois dans ce pays, auprès de natifs dont il prit soin de relever les usages. Il aurait obtenu d’Arosca, le roi de la contrée, que l’un de ses jeunes fils, nommé Essomericq, soit placé à bord du navire qui devait regagner la France, à la condition que le jeune homme puisse retrouver sa terre natale dans le délai de vingt lunes.

Ayant quitté les Indes méridionales le 3 juillet 1504, Gonneville parvint à rallier la Normandie après de longs mois d’un voyage marqué d’épreuves, dont la prise de son navire à l’approche des côtes françaises.

L’abbé Paulmier, dans l’Epistre au très saint père précédant les douze chapitres de ses Mémoires, évoquait un titre particulier à réclamer l’évangélisation des Austraux, tenant à ce qu’il avait qualité pour les représenter. Il exposait en effet au pape Alexandre VII que, de retour en Normandie, Gonneville avait été dans l’incapacité d’honorer son engagement de ramener chez les siens Essomericq, auquel il avait donné son nom en même temps qu’en pleine mer, il lui avait fait administrer le baptême. Gonneville avait alors assuré au jeune Indien les moyens de subsister et de fonder une famille en France. Marié, Essomericq eut de nombreux enfants, Paulmier se trouvant, selon des dires, le descendant de l’un d’eux. L’extinction d’autres branches faisait qu’il était « le chef et l’aîné de la famille de ce premier chrétien des Terres Australes ».

Aucune suite ne fut donnée au nouveau programme d’évangélisation demandé par le chanoine de Lisieux, mais ses Mémoires, et en particulier l’extrait de la relation de voyage y figurant, ne furent pas oubliés. Ils furent au contraire régulièrement sollicités, un demi-siècle après leur publication, pour justifier les expéditions maritimes entreprises par la France pour disposer de points d’appui dans l’hémisphère sud.

C’est en se fondant sur le voyage de Gonneville qu’en 1738 et 1739, Lozier-Bouvet partait avec deux vaisseaux à la recherche des Terres Australes, découvrant seulement l’île portant aujourd’hui son nom, avant de plaider plus tard pour la nouvelle expédition qui doterait la France, au sud de l’océan Indien, d’un nouveau Canada.

Entreprenant depuis Brest en 1766 un voyage autour du monde, Bougainville ne faisait pas mystère qu’il avait, entres autres projets, celui de retrouver les Terres Australes où « Gonneville, né à Dieppe, a le premier abordé »[3].

En 1771, Louis XV confiait expressément à Joseph de Kerguelen la mission de rechercher le très grand continent apparemment situé « dans le sud des îles de Saint-Paul et Amsterdam, et qui doit occuper une partie du globe, depuis les 45 degrés de latitude sud jusqu’aux environs du pôle, dans un espace immense où l’on n’a point encore pénétré », son mémoire d’instructions ajoutant qu’il « paraît assez constant cependant que le sieur de Gonneville y aborda vers l’an 1504, et y séjourna près de six mois, pendant lesquels il fut fort bien traité par les gens du pays ».

A la même époque, Marion Dufresne, qui se proposait de ramener sur son île natale le tahitien Aoutourou, que Bougainville avait pris à son bord quelques années plus tôt, partit lui aussi à la recherche des Indes méridionales de Gonneville.

La conviction qu’il existait au sud du globe un vaste continent, assurant en quelque sorte l’équilibre mécanique de la planète, était largement partagée par la communauté des géographes. Depuis le XVIème siècle, de nombreuses mappemondes en proposaient une représentation imaginée. La mention des Terres Australes entourant le pôle antarctique continuait de figurer, au XVIIIème siècle, sur la plupart des cartes du monde faites en Europe. La recherche de ce continent n'animait pas seulement les Français. En 1768, le capitaine James Cook fut chargé par la Royal Society, entre autres tâches, de trouver les terres dont le géographe écossais Alexander Darlymple était convaincu de l’existence. Mais, pas plus que ceux de Lozier-Bouvet, Kerguelen, Bougainville ou Dufresne, les voyages de l’illustre navigateur britannique ne permirent de mettre en évidence le « troisième monde » qui, selon le chanoine Paulmier, aurait été abordé par Gonneville.

Les éclairages apportés sur la géographie du globe par les voyages de découverte de la fin du XVIIIème siècle, en particulier ceux de Cook, eurent l’effet de faire tomber dans l’oubli la terre de Gonneville. Elle en sortit au siècle suivant, à la faveur de la découverte de nouveaux documents. Celle, d’abord, en 1857[4], d’un manuscrit paraissant être la copie de l'entière déclaration faite par Gonneville à son retour, et dont les Mémoires de Paulmier contenaient seulement un extrait. Elle aurait été exhumée, et envoyée au Ministère de la Marine en 1783 par un baron de Gonneville, descendant du capitaine. Le document était accompagné de pièces dont tout indiquait qu’il s’agissait de faux, mais le récit complet prétendument retrouvé donnait à penser que le capitaine de Gonneville n’avait pas, en fait, doublé le cap de Bonne Espérance. Ce détail apportait du crédit à l’opinion du géographe Armand d’Avezac, pour qui les errances du navire de Gonneville l’auraient conduit, non pas vers des terres encore inconnues situées au sud de l’océan Indien, mais dans une partie méridionale du Brésil. D’Avezac vit la pleine confirmation de son point de vue dans un autre document, retrouvé en 1869 à la bibliothèque de l’Arsenal, consistant en une copie authentique, délivrée à l’abbé Paulmier dans le cadre d’une procédure où lui était réclamé un droit dû par les étrangers, de l’entier récit de voyage fait à son retour par Gonneville, assorti d’un rôle complet de l’équipage et de précisions sur l’équipement du navire l’Espoir.

À la vérité, la relation complète du voyage de Gonneville publiée par d’Avezac[5] ne fournit pas d’élément venant accréditer la thèse selon laquelle la contrée où il aurait séjourné six mois serait située au sud du continent américain. Selon cette relation, Gonneville était convaincu d’avoir atteint les Indes méridionales, une terre nouvelle distincte de l’Amérique, et singulièrement du Brésil, où il devait faire escale à plusieurs reprises sur sa route de retour. Paulmier, dans les Mémoires, distingue lui-même soigneusement la Terre Australe, partie du « Troisième Monde », où a été radoubé l’Espoir, à la fois du Nouveau Monde, formé des Amériques, et des terres découvertes au sud de l’Ancien Monde[6], telles que la Nouvelle Hollande[7], la Nouvelle Guinée, ou la Nouvelle Zélande. L’hypothèse brésilienne est une  construction du seul d’Avezac, fondée sur des considérations propres aux conditions de navigation dans l’hémisphère sud, et sur les similitudes relevées entre les natifs rencontrés par Gonneville et les Indiens habitant au sud du Brésil, plus précisément dans la région correspondant à l’actuel État de Santa Catarina.

L’interprétation soutenue par d’Avezac n’a pas été mise en question jusqu’aux années 1990. Différents arguments ont alors été avancés à son encontre, venant à l’appui de l’analyse selon laquelle le voyage de Gonneville ne serait rien d’autre qu’une « forgerie » élaborée au XVIIème siècle par le chanoine Paulmier qui ambitionnait d’être nommé Vicaire dans les missions des Terres Australes. Ont été notamment relevées la circonstance que les documents venant accréditer la réalité du voyage ne sont pas des originaux, mais de simples copies, et celle de l’emploi, dans la relation du navigateur, de tournures ne correspondant pas à celles en usage au début du XVIème siècle. Les réponses apportées à ces observations ont empêché que puisse être établi, sur leurs seules bases, le caractère imaginaire de la navigation de Gonneville, sans toutefois exclure toute discussion touchant à sa réalité, ou au parcours effectivement accompli par le capitaine de Honfleur.

Sans réouvrir le débat relatif aux caractéristiques des documents livrant le récit du voyage de Gonneville, qu’il s’agisse de l’extrait fourni dans l’ouvrage de Paulmier, de la déclaration complète produite en 1783 par le baron de Gonneville, ou de la copie conservée dans la bibliothèque de l’Arsenal, on questionnera ici les hypothèses que ces documents, à les supposer authentiques, obligent à considérer en ce qui concerne l'histoire des navigations normandes.  

 

Deux des documents évoqués, celui cité dans les Mémoires de Paulmier, et  la déclaration complète obtenue par d’Avezac, s’accordent d’abord sur la destination et l’objet de l’expédition entreprise depuis Honfleur au mois de juin 1503. Intervenant peu de temps après que les Portugais se furent ouvert le chemin des Indes orientales, elle résultait de l’initiative de quelques marchands français qui, fréquentant le port de Lisbonne, y avaient été les témoins des richesses rapportées de l’Orient, et avaient formé le dessein de marcher sur les pas des Portugais.

Prendre en compte ces documents rapportant le voyage de Gonneville revient ainsi à admettre que, dès le printemps de l’année 1503, soit quatre ans seulement après le retour de Vasco de Gama de son premier voyage aux Indes orientales, des marchands de Normandie se décidaient à armer pour cette destination. Hormis les textes relatifs au périple de l’Espoir, les premiers témoignages de navigations normandes comparables se réfèrent à des entreprises nettement postérieures, accomplies en 1526 avec, notamment, un voyage de Verrazano à Sumatra, puis en 1529 avec l’expédition  des frères Parmentier vers le même lieu. Mais les aptitudes à la navigation de long cours des marins de Normandie du début du XVIème siècle ne sont pas en doute, non plus que leurs échanges de commerce avec Lisbonne, d’où s’étaient élancées, dès le retour de Vasco de Gama, de nouvelles expéditions portugaises aux résultats plus fructueux. Rien ne permet donc d’exclure l’organisation en Normandie, en 1503, d’une expédition de commerce maritime en direction des Indes orientales.

 

Les déclarations prêtées au capitaine de Gonneville, tant par son descendant le baron de Gonneville, que dans sa version complète issue de la bibliothèque de l’Arsenal, posent ensuite la question des navigations normandes précoces, non plus aux Indes orientales, mais sur les côtes du Brésil.

Le document controversé produit en 1783, évoquant une expédition motivée par « le bruit des richesses des Portugais au nouvel monde » et l’idée d’y trouver un continent plus grand, suggère ainsi un voyage en direction de l’Amérique. Sans faire référence à de précédentes visites de Français dans ces lieux, il vise expressément le Brésil sur la route suivie par l’Espoir à l’aller de son périple, posant par là que le pays concerné était désigné par cette appellation dès avant 1503.

Relatant plus complètement le voyage de retour de l’Espoir, le document communiqué à d’Avezac rapporte que l’Espoir ayant quitté les Indes méridionales le 3 juillet 1504, s’est trouvé, une fois passé le tropique du Capricorne, « plus éloigné de l’Afrique que du pays des Indes occidentales » où « d’empuis aucunes années en çà, les Dieppois, les Malouins et autres Normands et Bretons vont quérir du bois à teindre en rouge, cotons, guenons et perroquets et autres denrées».

Mettant à profit le vent d’est poussant dans cette direction, l’équipage prit le parti d’aller dans ce pays, et de se charger des marchandises qui permettraient de couvrir les frais du voyage. Ayant touché terre le lendemain de la Saint-Denis, c’est-à-dire le 9 octobre de la même année 1504, ils ne reçurent pas un bon accueil de la part d’Indiens qui, visiblement, ne découvraient pas l’existence des chrétiens. Si le pays apparaissait offrir les avantages d’un bon air, d’une terre fertile et d’une mer poissonneuse, ses habitants, dont quelques caractères étaient décrits, appelaient une appréciation moins flatteuse. « Cruels mangeurs d’hommes », ils assaillirent les premiers marins ayant abordé terre, conduisant l’Espoir à quitter le lieu et à remonter la côte cent lieues[8] plus amont.

L’équipage trouva à cette nouvelle escale des Indiens ayant les mêmes façons que les précédents, mais dont ils ne reçurent aucun tort, de sorte que le navire put effectivement être chargé de vivres et des marchandises recherchées, et reprendre la mer entre la Saint-Thomas[9] et Noël de l’an 1504. Quelque six semaines plus tard, l’Espoir passait la ligne équatoriale, son équipage pouvant alors revoir l’étoile du Nord.

Ces passages de l’entière déclaration du capitaine de l’Espoir ne laissent pas de doute sur le littoral abordé à deux reprises par le navire sur sa route de retour. L’orientation vers l’ouest de la navigation, soutenue par les vents d’est qui « règnent coutumièrement » entre le tropique du Capricorne et celui du Cancer, comme la description des originaires rencontrés et la nature des marchandises mises à bord, désignent clairement les côtes de l’Amérique du Sud situées sous la ligne équatoriale, c’est-à-dire celles du Brésil.

Devrait être ainsi retirée du document concerné la conclusion que ce pays aurait été visité par des Français, non seulement dès 1504, lorsque l’Espoir y a fait escale, mais « d’empuis aucunes années », c’est-à-dire depuis plusieurs années, avant le départ du navire de Honfleur, puisque son équipage avait alors connaissance de telles fréquentations.

Il est assuré que les importations depuis le Brésil de bois rouge, employé pour la teinture, la construction ou l’ameublement, ont tenu une place importante dans l’activité des marchands, marins et armateurs de Honfleur, Dieppe et Rouen dans la deuxième partie des années 1520, puis dans les années 1540 et 1550, après une interruption momentanée due à l’interdiction d’armer pour la Guinée faite par François 1er en 1531, en vue d’apaiser les relations franco-portugaises. Ce trafic régulier avait été inévitablement précédé d’opérations isolées, ayant permis à des marins français d’inaugurer une concurrence des importations portugaises en provenance du nouveau monde. Des documents tant français que portugais attestent de telles initiatives dès la fin des années 1510[10]. Margry et d’autres auteurs visent des sources[11] évoquant une présence française dans une partie du Brésil à partir de 1504. En revanche, un trafic de bois rouge assuré dans ce pays par des marins normands ou bretons, à une époque remontant à l’époque de la découverte officielle du Brésil par Pedro Alvares Cabral, en 1500, ou a-fortiori  à une date antérieure, ne trouve pas l’appui de témoignages indiscutables.

Est parfois sollicitée la relation, exposée dans les Mémoires chronologiques pour servir à l’histoire de Dieppe publiés en 1785 par Jean-Antoine Desmarquets, d’un voyage effectué en 1488 par un capitaine Cousin qui, ayant à son bord un marin nommé Pinzon, aurait alors abordé le Brésil à l’embouchure du fleuve qu’il appela Maragnon. Cousin aurait ainsi découvert l’Amérique avant Christophe Colomb, lequel aurait un peu plus tard retrouvé le nouveau continent grâce à Pinzon, passé à son service. Cousin, selon Desmarquets, aurait ensuite franchi le cap de Bonne Espérance et touché aux grandes Indes avant Vasco de Gama. Les Mémoires chronologiques souffrent cependant de faiblesses remarquées, appuyant par exemple les voyages de Cousin sur les enseignements du cartographe Desceliers, certes célèbre, mais pour des travaux accomplis au siècle suivant.

Il n’est pas rare, en fait, que l’évocation de trafics commerciaux entre le Brésil et la Normandie au tout début du XVIème siècle se fonde sur la déposition de Gonneville faite au retour du voyage raconté par l’abbé Paulmier, alors qu’en est est précisément discutée par certains l’authenticité, et qu’il n’est pas établi, sinon par le document en cause, que ce voyage a été précédé de plusieurs autres.

De tels échanges antérieurs ne sont pas à exclure, à l’égal de premières expéditions vers les Indes orientales en 1503. Ils ne sauraient être cependant identifiés sur la seule indication d’entrées dans un port français de « bois-brésil », l’appellation ayant cours bien avant la découverte de l’Amérique. Elle désignait un bois connu en Europe depuis le commencement du XIIème siècle, utilisé comme produit tinctorial, à la couleur de braise (pau brasil, en portugais), à l’origine importé des Indes orientales. Le droit de courtage applicable au « brésil » était visé dans le tarif applicable à Paris au XVème siècle. Les comptes des acquits d’entrée et de sortie du port de Dieppe de 1470 à 1480 visent, pour le 16 juillet 1471, un congé de chargement sollicité par Guillaume Auber pour la nef de Jehan Lemoigne portant notamment sur « 1 fardel brésil »[12].

Quant à la question de savoir si le lieu où Gonneville et son équipage auraient séjourné six mois avant de charger l’Espoir de bois rouge sur sa route de retour se situait également sur une partie, située plus au sud, du littoral brésilien, l’hypothèse trouve ses arguments les plus solides dans la description faite par le capitaine du site abordé, et des caractères de ses habitants. Les particularités naturelles du lieu, de climat tempéré, rappellent davantage, en effet, celles qui se retrouvent, ainsi que le relevait d’Avezac, dans la région qui est aujourd’hui celle de San Francisco do Sul, dans l’Etat de Santa Catarina, que celles qu’il faudrait constater dans des îles ou terres situées à plus grande proximité du pôle antarctique, quelque part au sud de l’océan Indien ou de l’océan Pacifique. De même, l’allure et les façons des sujets du roi Arosca font davantage penser à celles des Indiens d’Amérique qu’à celles pouvant être reconnues aux populations habitant au début du XVIème siècle les parties de l’Asie du Sud-Est qu’aurait pu atteindre Gonneville, Australie, Nouvelle Zélande ou Papouasie par exemple. Même si, curieusement, le capitaine Alfonse de Saintonge expose, dans ses Voyages aventureux, que "la terre de Jave est une nation de gens comme ceux du Brésil", qui sont  "blans" et "adorent le Soleil et la Lune" (feuillet 65). Mais sans doute fait-il référence au teint et aux moeurs, non pas des habitants de la "terre ferme" de la "Grande Jave" (l'Australie ?), mais des insulaires de l'ile de Java, identique à celui des gens de la Trop-Bonne (Taprobane, c'est-à-dire Sumatra), qu'Alfonse voit également "quasi semblables à ceux du Brésil". 

La considération de la durée des traversées successivement accomplies par l’Espoir ne permet pas, par elle-même, de tirer des conclusions indiscutables. Quittant les Indes méridionales le 3 juillet 1504, le navire, selon la déclaration de son capitaine, atteint sa première escale brésilienne, sans doute vers Porto Seguro, au sud de Bahia[13], le 10 octobre, soit après 99 jours de mer. La durée semble faible pour une navigation qui proviendrait de l’extrémité orientale de la mer des Indes, mais bien étendue pour remonter d’un point à un autre la partie sud du littoral brésilien, sauf à invoquer, avec d’Avezac, les « fâcheuses influences de l’hivernage » et le passage par la « pernicieuse région des calmes du Capricorne ».

 

L’hypothèse brésilienne devant sans doute être préférée à celle d’un périple ayant conduit Gonneville bien au-delà du cap de Bonne Espérance, son voyage conserve néanmoins une part d’inconnu, tenant à la grande difficulté à vérifier, non seulement ses étapes successives, mais également l'existence d'expéditions normandes ou bretonnes plus anciennes sur le littoral brésilien.  

    Ces incertitudes ne permettent pas pour autant, à elles seules, de regarder le voyage de Gonneville comme la simple « forgerie » d’un chanoine en quête de nouvelles missions évangéliques, dès lors qu’il s’inscrit dans un contexte historique et géographique le rendant possible, et que sa relation se trouve assortie d’une abondance de détails qu’il est difficile d’imputer à l’imagination de faussaires d'un autre temps, en ce qui concerne notamment l’armement de l’Espoir, son rôle d’équipage, le sort de ses marins et l’équipement de bord.

    Le faisceau d’indices en faveur de l’authenticité conduit ainsi à accorder davantage de crédit à l’aventure rapportée par l’abbé Paulmier en 1663 qu’au récit, proposé quelques années plus tard, des voyages qu’auraient effectués les Dieppois sur les côtes de Guinée à partir de 1364, et jusqu’en 1410, c’est-à-dire bien avant leur exploration par les Portugais. 

    Il est hautement probable que Nicolas Villault de Bellefond, l’auteur de la Relation des costes d’Afrique appelées Guinée [14], cherchait dans les précédents qu’il contait la justification aux prétentions de la France de Colbert à s’établir sur un littoral offrant un accès privilégié aux ressources en or, ivoire et esclaves. On ne peut affirmer que Villault avait lu Paulmier. Il reste qu’il attribue à l’un des trois vaisseaux partant de Dieppe pour quérir l’or de la Guinée le 28 décembre 1382 le nom d’Espérance, sans doute plutôt commun pour un navire de commerce, mais qui n’est pas sans rappeler l’Espoir aux ordres de Gonneville en 1503.  

 



[1] V. notamment Jacques Levêque de Pontharouart, Paulmier de Gonneville. Son voyage imaginaire. Cahors, Imprimerie France-Qiercy, 2000 ;  Abbé Jean Paulmier, Mémoires touchant l’établissement d’une mission chrétienne dans le troisième monde, autrement appellé la Terre australe, méridionale, antartique et inconnue, présenté par Margaret Sankey, Honoré Champion, 2006. 

[2] V. notamment Leyla Perrone-Moisès, Le voyage de Gonneville a-t-il vraiment eu lieu ?, Colloque International “Voyageurs et images du Brésil“ MSH-Paris, le 10 décembre 2003 Table 2 — Les récits de conquête et de colonisation ; Christophe Manœuvrier,  Paulmier de Gonneville et le Portugal: un navigateur normand dans la première mondialisation, Revista de História da Sociedade e da Cultura, 2016, 16, pp.95-109. 10.14195/1645- 2259_16_5. hal-02144781 

[3] Cf. l’épître au roi ouvrant le récit du Voyage autour du monde par la frégate du roi  La Boudeuse et la flûte L’Etoile en 1766, 1767, 1768 & 1769, Paris 1771

[4] Cf. Pierre Margry, Les navigations françaises et la révolution maritime du XIV° eu XVI° siècle, Paris, 1867, p. 159

[5] Campagne du navire l’Espoir de Honfleur, 1503-1505. Relation authentique du voyage du capitaine de Gonneville ès nouvelles terres des Indes, publiée intégralement pour la première fois avec une introduction et des éclaircissements, par M. d’Avezac, membre de l’Institut. Paris, Challamel aîné. Un volume in-8°. 115 p. 1869

[6] L’Europe, l’Asie et l’Afrique

[7] Australie

[8] Environ 555 kilomètres, suivant la conversion des lieues marines

[9] 21 décembre

[10] V. notamment Laurent Vidal, La présence française dans le Brésil colonial au XVI° siècle, Cahiers des Aériques latines, 34, 2000, pages 17-38. V. ég. Les importations de bois de Brésil en Normandie dans la première moitié du XVIème siècle, C. Manœuvrier, M. Daeffler, I. 

[11] En particulier Le discours d’un grand capitaine de Dieppe contenu dans les Navigationi et viaggi de Ramusio, publié à Venise en 1556. V. Margry, op. cit., page 128

[12] M. Mollat, Comptabilité du port de Dieppe au XVème siècle, Armand Colin 1951, page 42

[13] Cf. d’Avezac, op. cit., page 83

[14] Paris, 1669. V., sur le présent site, la présentation du roman de Jacques-Roger Vauclin, Ivoire et malaguete