Les voyages d'Alfonse de Saintonge et la cartographie dieppoise

Alfonse de Saintonge, dit encore Jean Alfonse, João Afonso, ou Jean Fonteneau, était un capitaine dont l’expérience acquise au cours des premières décennies du XVIème siècle dans les navigations hauturières lui valut d’être nommé par François 1er capitaine pilote du roi, et désigné comme pilote principal de l’expédition au Canada confiée à Jean-François de La Rocque de Roberval en 1542. Est encore discuté le point de savoir s’il était d’origine portugaise ou française. Il semble plus assuré que son épouse Valentine était une Portugaise, et il est clairement établi que le couple a habité La Rochelle. Ayant vraisemblablement fréquenté, outre les côtes de France, d’Espagne et de Portugal, celles de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Asie, Alfonse a transmis les connaissances acquises au cours de ses voyages dans plusieurs ouvrages de géographie. Deux lui sont sans conteste attribués : Les Voyages aventureux du capitaine Ian Alfonce, Sainctongeois, manuscrit publié en 1559 à Poitiers, après la mort de l’auteur ;  La Cosmographie avec l’espère et régime du soleil du nord par Jean Fonteneau dit Alfonse de Saintonge, capitaine-pilote de François Ier, manuscrit conservé par la Bibliothèque nationale, et publié en 1904 avec les annotations de Georges Musset[1].

Les Voyages aventureux contiennent d’abord quelques feuillets où sont exposées les bases de la cosmographie (traité de la sphère et de la hauteur du soleil, contenu du zodiaque, diamètre de la terre) puis, à compter du feuillet 8, une présentation des côtes des terres connues, en commençant par les bordures occidentales de l’Europe, en direction du septentrion à partir du cap de Trafalgar. Le même cap marque, à compter du feuillet 36, le point de départ de la description des côtes de la Méditerranée et de l’Adriatique, puis de l’Asie, d’Afrique et d’Ethiopie, jusqu’au Cartar[2] en suivant la côte des Indes, le détroit de la Mecque et la mer Rouge. Un sonnet précédant le texte des Voyages indique en substance qu’Alfonse a navigué plus de vingt et vingt ans sur mille et mille mers, accréditant la déclaration conclusive du capitaine suivant laquelle les choses narrées dans son livre sont telles qu’il les a vues dans les voyages qu’il a faits. Georges Musset estime que l’ouvrage a dû être rédigé aux environs de l’année 1536.

La Cosmographie aurait été achevée en 1544[3]. L’ouvrage fait une plus large place à l’exposé cosmographique, et livre des informations sur la géographie de l’intérieur des contrées décrites, dans un ordre dicté par le suivi d’un parcours côtier. Cet ordre est un peu différent de celui retenu dans les Voyages. Partant du détroit de Gibraltar, la Cosmographie traite d’abord des royaumes et provinces de l’Europe occidentale depuis l’Espagne jusqu’à la Scandinavie, avec l’évocation des terres situées à l’occident de celle-ci, Islande, « terre du Laboureur » et Terre-Neuve, puis des côtes qui, partant à nouveau du détroit de Gibraltar, se développent à l’orient et au septentrion de celui-ci, puis vers le sud en suivant la mer Océane, jusqu’au Cattay. Alfonse tenant que le Canada est le bout de l’Asie, et « qu’il n’y a point de mer entre eux deux, si ce n’est quelque petit bras de mer », son ouvrage décrit ensuite les bordures maritimes des différentes parties de l’Amérique, méridionale, centrale et septentrionale. Les développements sont assortis de représentations cartographiques. 

Les ouvrages d’Alfonse étant contemporains des productions cartographiques de l’École de Dieppe, il n’est pas sans intérêt de confronter ces documents, en vue de mesurer l’état des connaissances touchant, à l’époque concernée, certaines des parties du monde nouvellement approchées. 

 

Le LABRADOR

 

Les cartes dieppoises montrent ainsi, à l’est de la partie la plus septentrionale du continent américain, une Terre du Laborador, dont les contours rappellent ceux du Groënland, sous réserve d’une orientation du dessin allant de l’ouest vers l’est, et non du nord au sud. La vaste péninsule groenlandaise, flanquée de l’île d’Islande sur l’espace maritime la séparant de la Norvège, n’est d’ailleurs pas spécifiquement représentée sur les mappemondes faites à Dieppe, par exemple sur celle signée de Desliens en 1541. Le dessin donne ainsi à penser que l’appellation de terre du Laborador désignait, au début du XVIème siècle, la « terre verte » des Vickings, dont les navigateurs portugais qui l’approchaient avaient perdu le souvenir[4]. Les cartes de Dieppe, à cet égard, ne marquent aucune innovation, reprenant une représentation que l’on trouve, par exemple, sur les cartes du monde espagnoles faites par Diego Ribero en 1527 et 1529.

Les Voyages aventureux de Jean Alfonse apparaissent confirmer la confusion entretenue entre la terre du Laboureur et le Groenland. Après avoir livré la description de la Norvège, le capitaine expose qu’à « bien cent cinquante lieues se montre une grande île, qu’on appelle Fixlande, toute peuplée de gens sujets au roi du Danemark ». « Ladite ile est à soixante dix degrés », ajoute-t-il, « et est presqu’aussi grande qu’Irlande : elle a de bons havres et grande pescherie. La terre est haute et montagneuse. Les hommes sont forts blancs »[5]. On aura reconnu l’Islande, placée à une latitude nord un peu plus élevée qu’elle n’est en réalité[6]. Poursuivant sa marche vers l’ouest depuis les côtes scandinaves, Alfonse identifie successivement, sans faire mention d’un Groenland, la « terre de Labrador » dit Laborant, puis la « terre neuve » et la « terre des Bretons », avant d’évoquer l’incertaine rivière de Norembergue.

La Cosmographie livre certaines informations concordantes, en exposant (page 179) que « la Norovègue (Norvège) tient à la terre du Laborador, qui est entre la Terre Neuve et elle, la plus près de la Terre Neuve, et y a de l’une à l’autre quatre cent lieues ». Il est ajouté que « Entre la Terre du Laboureur et la Terre Neuve, y a une grande mer d’eau doulce et ne sait l’on où elle va. Toutefois je pense qu’elle va jusque sous le pôle. Et d’ici sortent les grandes glaces qui vont à la Terre Neuve, la Norovergue et la Terre du Laborador ».

Le dessin illustrant ces développements (page 180) n’est pas une représentation fidèle des espaces séparant l’Amérique de la Scandinavie, puisqu’il montre, entre la Terre du Laborador et la Scandinavie, entourée d’une mer inconnue et d’une mer glacée, une « Terre de dessous le pôle ». Il n’inscrit pas, en tout cas, la Terre Neuve dans le prolongement d’un espace septentrional qui serait la « Terre du Laborador », mais situe celle-ci à l’est de la première, au-delà d’un espace maritime, et donne à la « Terre de Laborador » l’orientation nord-sud qui est propre au Groenland.

Il faudra attendre la fin du XVIème siècle pour que, le Groenland retrouvé par les cartographes[7], la terre du Laborador soit transposée à l’ouest, et rattachée au continent américain, d’abord avec sa forme conique initiale, rappelant celle du Groenland[8], puis pour désigner la région, dite encore Estotilande ou Nouvelle Bretagne, qui, située au nord du Canada ou de la Nouvelle France, est bordée à l’est par le détroit de Hudson et l’océan Atlantique, et au sud par le golfe de Saint-Laurent[9]

 

TERRE NEUVE

 

Située à l’ouest-sud-ouest du Labrador, Alfonse, dans les Voyages aventureux, présente Terre Neuve comme une île (feuillet 27), contrairement à la représentation, sous la forme d’un archipel, qui en est donnée par les cartes dieppoises[10] et, plus généralement, la cartographie du XVIème siècle[11]. Mais peut-être s’agit-il seulement de souligner que cette terre de pêcheries n’appartient pas au continent, étant observé qu’en « cette coste, il y a beaucoup d’îles au long de la terre ». Cette interprétation trouve confirmation dans le dessin joint à la description de Terre Neuve dans la Cosmographie (page 476), où Terre Neuve est « éclatée » en plusieurs îles et îlots, et comporte en tout cas, selon le texte, un pourtour particulièrement tourmenté. En fait, la présentation faite par Alfonse dès les Voyages, comme les dessins dieppois, prennent en compte la reconnaissance du détroit de Belle-Isle donnant accès au golfe Saint-Laurent, effectuée par Jacques Cartier en 1534, et qui a permis d’établir que Terre-Neuve n’était pas, comme on le pensait auparavant[12], une presqu’île rattachée par le nord au continent américain.

La première mappemonde de Desliens, portant la date de 1541, montrant l’archipel de Terre-Neuve détaché du continent, ainsi qu’une partie du fleuve aujourd’hui appelé Saint-Laurent, mais non le cours de la rivière Saguenay, suggère une confection postérieure aux premier et deuxième voyage accomplis par Cartier en 1534 et en 1535-36, et ne faisant pas état des enseignements tirés de son troisième voyage (1541-1542) et de celui de Roberval. Les mappemondes de Pierre Desceliers de 1546 et 1550 marquent nettement, en revanche, le tracé de la rivière Saguenay, auprès de laquelle se trouve la figure de Roberval, entouré d’une compagnie de soldats.

Dans la Cosmographie, Alfonse situe pertinemment l’entrée du Saguenay à une hauteur de 48 degrés un tiers[13], là où les cartes dieppoises la voient à une latitude plus élevée (de l’ordre de 51 degrés sur la mappemonde de Desliens de 1541, ou de 58 degrés sur l’Atlas Vallard). Alfonse, il est vrai, pilote de Roberval, avait eu l’occasion de reconnaître les lieux par lui-même. Son propos, toutefois, va au-delà de ses observations lorsque, remarquant que la rivière, à deux ou trois lieues « au-dedans de l’entrée » commence à s’élargir, il ajoute qu’il « semble que ce soit un bras de mer » pour raison de quoi il « estime que cette mer va à la mer Pacifique ou bien à la mer du Cattay ». L’opinion est à mettre en rapport avec l’un des objectifs poursuivis par Jean-François La Rocque de Roberval, consistant à rechercher, après bien d’autres, le passage du nord-ouest qui permettrait de relier les deux océans par le nord. Les cartographes dieppois ne montrent pas tous  la même imagination, la rivière Saguenay y apparaissant éloignée de la « terre septentrionale inconnue » figurant sur la mappemonde de Desliens, ou des espaces maritimes incertains ceinturant, au nord, la terre du Laboureur et le Canada sur celles de Desceliers. La carte dite « Dauphin », toutefois, ne semble pas exclure l’hypothèse d’une communication interocéanique qui emprunterait la voie du fleuve Saguenay, de large tracé, et dont l’une des extrémités affleure des espaces apparemment maritimes au septentrion du Canada. Cette représentation fournit un argument en faveur d’une datation de la carte « Dauphin » postérieure au retour en France de Roberval (1543).

 

L’AMAZONE

 

S’agissant des côtes du Brésil, les Voyages aventureux évoquent une « rivière douce » de trente lieues de travers à quatre degrés de la ligne, ainsi qu’une « rivière Marron » déjà au-delà de la ligne vers l’Antarctique, là où se divisent les terres des Portugais (la terre du Brésil) et des Espagnols (la terre du Pérou)[14].  On reconnaît dans la « rivière Marron » le fleuve « Maragnon » ou « Maranhon », ou encore « Maranhom », représenté sur la carte du monde de 1527 du cartographe de Charles Quint Diogo Ribero, et sur beaucoup d’autres dessins, notamment, pour les cartes dieppoises, la carte « Dauphin » et l’Atlas Vallard. Alfonse évoque lui-même, dans la Cosmographie, la « rivière de Mareignan » (page 427), séparée de seulement vingt cinq lieues de la « Mer Doulce ». Dans le discours d’un grand capitaine de Dieppe[15], il est fait mention d’un grand Rio del Maragnon, situé sous le deuxième ou troisième degré de latitude australe.

La « Mer Doulce » ou « Rivière Doulce » évoquée par Alphonse n’est autre, selon Georges Musset (op. cit., page 427), que la grande bouche de l’Amazone, la rivière Mareignan correspondant à l’embouchure sud du même fleuve. Dès l’an 1500, en effet, le navigateur espagnol Vicente Yáñez Pinzón, abordant le littoral brésilien trois mois avant Pedro Alvarez Cabral, aurait donné le nom de Río Santa María de la Mar Dulce au fleuve alors reconnu, dont le puissant débit atténuait jusqu’à une distance respectable de la côte la salinité de l’eau de mer. Les compagnons de Pinzon donnèrent ensuite au fleuve le nom de Rio Marañón.

L’entrée maritime d’un fleuve de particulière importance sur la côte orientale du Brésil, au croisement de la ligne de démarcation des souverainetés espagnole et portugaise, et, approximativement, de la ligne équatoriale, est signalée par les premières représentations cartographiques de l’Amérique du Sud. On la remarque sur le planisphère de Cantino (1502), sans dénomination particulière, comme sur les cartes du monde de Girolamo Verrazzano (1529), de  Rosselli (1532) et de Gastaldi (1548), la carte du monde de Sébastien Cabot (1544) ou, pour les cartes dieppoises, sur la carte du monde de Desceliers de 1546[16]. Gastaldi donne au fleuve l’appellation de Maranon sur sa carte Tierra Nova de 1548, représentant l’entière Amérique du Sud. Le Maragnon ou Marhanom se retrouve sur les cartes de Lopo Homem (1544) ou de Forlani (description du Pérou, Venise, 1562), cependant distingués du « rio grande de la mar doulce » (Homem), ou de la « rivière Oregliana » (Forlani).

Le terme d’Oregliana fait référence à Francisco de Orellana, cet explorateur espagnol qui fut le premier, en 1542, à descendre depuis les Andes jusqu’à son embouchure le fleuve auquel il donna le nom d’Amazone, après avoir été attaqué au cours de son voyage par une tribu de femmes guerrières.

La rivière Oregliana ou fleuve des Amazones reste distincte du Maragnon sur certaines représentations (Ortelius, 1572), les deux cours d’eau étant, sur d’autres, confondus en une seule rivière des Amazones, en particulier sur les mappemondes de  Desliens, datée de 1541, et de Desceliers, de 1550. Sur ces deux dernières, le dessin de l’Amazone, ouvrant sur la « mer doulce », est très proche et suggère, en tout cas pour la carte de Desliens, une retouche du tracé original, faisant suite aux découvertes et appellations imputables à Orellana.

Les écrits d’Alfonse et les dessins des cartographes dieppois proposent ainsi une description des côtes brésiliennes reflétant une connaissance comparable des lieux, partagée par la généralité des géographes de l’époque, les dimensions du fleuve Amazone à son embouchure ayant parfois engendré l’illusion de cours d’eau multiples, distinctement désignés.

 

Les côtes de GUINEE

 

Les Voyages aventureux comme la Cosmographie fournissent une description détaillée, assez proche d’un texte à l’autre, des côtes de Guinée. Elles ne s’écartent guère des indications fournies sur les cartes dieppoises, par exemple, sur la carte du monde de Desliens de 1541, non plus, à vrai dire, que des représentations assorties d’une importante toponymie, proposées par les autres ouvrages cartographiques de l’époque. Les côtes d’Afrique concernées, il est vrai, avaient été systématiquement reconnues au siècle précédent par les Portugais, qui y exerçaient un trafic commercial régulier, s’y procurant notamment de l’or, de l’ivoire et la sorte d’épice dite « malaguete », et trouvant l’appui, à partir de 1482, du fort de Saint-Georges-de-la-Mine, édifié à l’emplacement de l’actuelle ville d’Elmina, au Ghana. Le planisphère de Cantino, en 1502, est illustré du dessin du Castello damina, et livre une abondante information sur les sites qui se succèdent au long des côtes de l’Afrique, depuis les côtes de la Méditerranée jusqu’au cap de Bonne Espérance. Une description comparable se retrouve sur la carte d’Afrique de Waldseemüller de 1513[17].

On y relève pareillement, à l’ouest du continent, le cabo verde, puis le rio de gabia, le cabo roxo, le rio grande et, en direction du sud-est, la serra liona, le cap de Santa Anna, le cap de palmas et le cap de tres pontas. Toutes dénominations de sites qui se retrouvent sous la plume d’Alfonse, sous réserve de leur conversion en langue française (la rivière de Palme, le cap de Sainte-Anne, le cap des Trois Poinctes, etc. ). Il est vrai qu’Alfonse entendait notamment faciliter, par ses œuvres, les navigations de commerce des Français qui, en dépit des règles posés par le traité de Tordesillas, ne se privaient pas d’aller, eux aussi, quérir les richesses des côtes de Guinée.

 

JAVA la GRANDE

 

Avec la description des régions de l’Amérique septentrionale situées à l’ouest de Terre-Neuve, enrichie des connaissances acquises à la faveur des voyages de Jacques Cartier et de Roberval, les cartes manuscrites de Dieppe présentent cette autre originalité de montrer en Asie, à l’est de la mer des Indes orientales, au sud de Taprobane (Sumatra) et de Timor, la terre insulaire dénommée Java petite, accolée à un espace terrestre de beaucoup plus vaste envergure, appelé Java la grande[18], se déployant en direction du pôle antarctique vers le continent non découvert supposé s’y trouver. Les contours de Java la Grande, au moins jusqu’au niveau du tropique du capricorne, évoquent clairement ceux de l’Australie[19].

Dans les Voyages aventureux, Jean Alfonse évoque la terre de Jave dans deux passages.

Dans celui, d’abord, où se trouve décrite, passé le détroit de Magellan, la navigation vers le sud-ouest, puis l’ouest (feuillets 34 et 35). On y rencontre, selon le capitaine, une île de Horphie, qui est à vingt ou trente lieues de la terre de Jave, à sept degrés au-delà de la ligne du côté de l’Antarctique, au sud-ouest des Moluques. L’appellation de Horphie est sans doute un emprunt à la Bible, qui désigne du nom d’Ophir le lieu, situé au-delà de la mer Rouge, d’où Salomon, auquel Alfonse fait expressément référence, recevait régulièrement des cargaisons d’or, de santal et autres richesses. À l’ouest sud-ouest se trouve la côte de Jave, le capitaine précisant qu’entre la Trop-bonne (Taprobane, ou Sumatra) et la « terre ferme de Jave », le danger de mer est si grand que les navires n’y passent point. Passée la Trop-bonne, poursuit Alfonse de Saintonge, « tourne la côte au sud-ouest plus de cent lieues… et d’ici tourne la côte droit à l’ouest cinquante ou soixante lieues et ici fait un cap qui est à quinze degrés au-delà de la ligne du côté de l’Antarctique…La côte de ce cap tourne au sud quarante lieues et d’ici tourne droit au sud-est. L’on n’a pas encore passé outre pour découvrir la mer plus loin mais l’on pense qu’elle s’en va rendre à la terre de Magellan du côté du sud-est ».

   Ce passage suggère une navigation de reconnaissance se poursuivant en direction de l’antarctique nettement au-delà de l’île de Java (qui est à 7° 30’ Sud), le parcours décrit pouvant trouver une correspondance dans le dessin de la partie nord-ouest de la Grande Jave figurant sur les manuscrits dieppois de Desliens ou de Desceliers.

La terre de Jave est à nouveau abordée dans la description de la navigation accomplie vers les Indes orientales depuis Cochin, Ceylan et Malacca (feuillet 65). Au sud de la Trop-Bonne, est-il exposé, est « la terre de Jave, qui est une nation de gens comme ceux du Brésil », du fait, sans doute, qu’ils « sont blancs et adorent le Soleil et la Lune ». On retrouve, dans le même passage, les îles de de Dorophie (Horphie) et de Sophie, « au long de la côte de Jave du côté de l’Antarctique », « d’où fut porté l’or à Jérusalem pour faire le temple de Salomon ».

Alfonse de Saintonge apporte des précisions complémentaires sur la terre de Jave dans la Cosmographie. Après avoir décrit l’île de Trappobanne (ou Troppebonne), et précisé qu’entre elle et la Jave, il y a trente et quarante lieues de largeur d’une mer dangereuse, il indique que « Cette Jave est une terre qui va jusques dessous le pôle antarctique, et en occident tient à la terre Australe, et du côté d’Orient à la terre du détroit de Magellan », ajoutant : « Aucuns disent que ce sont isles. Et quant est de ce que j’en ai vu, c’est terre ferme… Celle que l’on appelle Jave Mynore est une île. Mais la Grand Jave est terre ferme »[20].  Au texte est joint un dessin où se voient l’île de Sumatra et la partie la plus septentrionale de la terre de Jave.  

Si l’on suit Georges Musset pour admettre que les Voyages aventureux ont été rédigés vers 1536, et que l’on accorde crédit aux dires de Jean Alfonse, affirmant qu’il a personnellement vu la Grande Jave, le parcours du capitaine saintongeais dans les parages considérés devrait se situer dans les premières années de la décennie 1530. Quelque temps après, autrement dit, le périple accompli en 1529 par le Sacre et la Pensée, les navires armés par Jean Ango qui, en raison de la disparition de leurs capitaines Jean et Raoul Parmentier, n’avaient pu mener à bien le projet initial d’exploration des terres encore inconnues au-delà de Sumatra.

À supposer qu’Alfonse de Saintonge n’ait pas lui-même longé la Petite et la Grande Jave, force est de relever une certaine concordance entre la description qu’il en fournit, et les dessins des cartes dieppoises où beaucoup reconnaissent une première approche des côtes australiennes. Les Voyages aventureux et la Cosmographie contribuent ainsi à justifier le point de vue selon lequel ces côtes auraient été en partie reconnues par des navigateurs européens, dont l’identité demeure inconnue, dès la première moitié du XVIème siècle.    

 

 

 

 

 



[1] Sur les autres œuvres pouvant être attribuées à Jean Alfonse, v. l’introduction à La Cosmographie, p. 19

[2] Ou Cattay, c’est-à-dire la Chine

[3] V. l’introduction de Musset dans la publication de 1904 de la Cosmographie, p. 40

[4] V., sur le présent site, l’étude « Le labrador sur les cartes dieppoises du XVIème siècle », et l’extrait de la carte du monde de Desliens l’accompagnant

[5] Voyages aventureux, feuillet 27

[6] L’Islande s’étend du nord au sud de 66° 34’ à 63° 18’

[7] V. Par ex. Typus orbis terrarum d’Abraham Ortelius, 1595, ou Typus totius Orbis terrarum de Jocodus Hondius, c. 1597,

[8] Cf. Typus totius Orbis terrarum de Jocodus Hondius, c. 1597,

[9] V. le planisphère ou carte générale du monde de P. Du Val, 1668 ou la mappe-monde de Nicolas Sanson de 1678.

[10] Cf. Desliens, 1541, « Dauphin Map » 1542, Desceliers, 1546, Atlas Vallard 1553, Le Testu 1555

[11] V. par ex., G. Mercator, Nova et aucta orbis terrae descriptio ad usum navigantium…,1569, Americae Sive Novi Orbis Nova Descriptio, A. Ortelius, 1570, ou Le Grand Insulaire, A. Thevet, c. 1586. A contrario, Terre Neuve est une île sur la carte de Willem Blaeu de 1621, Americae Nova Tabula

[12] Voir par ex. la mappemonde de Hyeronimus de Verrazano de 1529. Le discours d’un grand capitaine de Dieppe, publié en 1556 dans le troisième volume des Navigationi et viaggi de Ramusio, expose de même que « la Terre-Neuve s’étend  vers le pôle arctique du 40°au 60°degré depuis le cap Ras ». La formule, revenant à reconnaître à Terre-Neuve un caractère continental, suggère également que le fameux discours est antérieur à 1539, date à laquelle il aurait été fait, selon Ramusio.

[13] Cosmographie, op. cit. page 489. La ville de Tadoussac, à l’entrée de la rivière Saguenay depuis le fleuve Saint Laurent, est exactement à 48° 09’ nord

[14] Référence à la ligne de partage posée par le traité de Tordesillas, qui, depuis le septentrion, touche au continent américain lorsqu’elle atteint la ligne équatoriale, au niveau, autrement dit, où se situe l’embouchure de l’Amazone

[15] V. supra, note 12

[16] V. Maps collection, The University of Manchester

[17] Tabula Moderna Prime Partis Aphricae, Strasbourg, 1513

[18] Dans la toponymie de la carte du monde de Dssceliers de 1546, ou celle de la carte dite Dauphin

[19] V., sur le présent site, l’étude l’Australie sur les cartes dieppoises : une approche française

[20] Op.cit. publié en 1904, pp 388-389, et carte page 391