Le mythe des géants dans la cartographie ancienne

Sebastian Munster, Tavola dell'isole nuove... Bâle, 1558. Extrait - raremaps.com
Sebastian Munster, Tavola dell'isole nuove... Bâle, 1558. Extrait - raremaps.com

    De Goliath aux enfants d’Oranos et de Gaïa, de Gargantua à Micromégas, les géants occupent une place de choix dans le récit religieux, mythologique, littéraire ou folklorique. Ils ne sont pas absents dans la cartographie ancienne, où ils se retrouvent principalement dans deux occurrences.

 

La plus notoire est celle concernant les Patagons.

Antonio Pigafetta, dans sa chronique du voyage autour du monde entrepris aux côtés de Magellan, expose qu’à la fin du mois de mars 1520, au bord de la baie San Julian, située au sud-est de l’Argentine d’aujourd’hui, les marins de l’expédition ont rencontré un « géant », « qui était si grand que le plus grand de nous ne lui venait qu’à la ceinture », ajoutant qu’il « était vraiment bien bâti ». Lui et ses compagnons étaient vêtus de peaux de bête, dont ils étaient également chaussés, particularité peut-être à l’origine du nom de Pataghoni[1] alors attribué par Magellan à « cette manière de gens ».

Vraisemblablement fondée sur la simple considération de la stature élevée et des aptitudes physiques des Indiens de la région, mais tributaire d’un imaginaire médiéval prêtant des caractères fabuleux aux peuples inconnus [2], l’observation fut rapportée et amplifiée au point d’asseoir la conviction générale que la Patagonie était peuplée de géants.

Les cartes dieppoises rapportent la nouvelle. Desliens porte sur sa carte du monde de 1541, là où s’achève le cône sud-américain, la mention de « Géants trouvés par les Espagnols en ce lieu ». Desceliers, sur sa mappemonde de 1550, propose le dessin de ces « géantz trouvés par les Espagnols ». Le Testu désigne une région des géants (regine de ginganton) dans sa Cosmographie universelle de 1555 (folio XLIIII).

Les cartographes d’autres pays confirment l’information. Dans sa première carte du continent américain faite à Bâle en 1558, Sebastian Munster montre au sud, avant le détroit de Magellan une Regio gigantum. La même région est signalée sur les cartes flamandes d’Ortelius (Americae Sive Novi Orbis Nova Descriptio, 1595) ou de Gérard Mercator. Celui-ci va jusqu’à préciser la taille des Patagones gigantes[3], qui atteint parfois, dans les récits de navigateurs, de très imposantes proportions, pouvant excéder la hauteur de trois mètres. La légende est tenace, comme en témoigne encore la cartographie de la fin du XVII° siècle (Coronelli évoque, dans sa carte de l’Amérique méridionale de 1690, un « paese de giganti »). Le territoire des géants s’étend parfois au-delà de la Patagonie : la Terre de feu était ainsi habitée par des géants de dix pieds de haut[4] selon la carte particulière du détroit de Magellan produite à Florence en 1646 par Robert Dudley. Le doute ne s’installe qu’au XVIII° siècle, avec la multiplication des voyages, la « terre des Patagons » venant peu à peu remplacer la « région des géants ».

 

La présence de géants est signalée en d’autres lieux par certains cartographes de la Renaissance. L’un des traits communs à plusieurs des cartes produites par l’École de Dieppe est, de fait, de montrer au sud de la mer des Indes orientales, à l’ouest de la masse continentale prolongeant Java en direction de la terre australe [5], une île, ou un archipel, d’assez vaste dimension. Dessiné de façon comparable d’une carte à l’autre, l’ensemble insulaire porte le nom d’Isle des Géants sur la carte du monde de Desliens de 1541, comme sur celle de Desceliers de 1546, de Zanzibar sur la carte du monde de 1550 du même Desceliers et dans la Cosmographie de Le Testu (folio XXXIV), à la fois de Zanzibar et d’Isle des Géants sur la carte « Dauphin ». Sur l’Atlas « Vallard », l’île est dessinée sans recevoir d’appellation.

Il est clair que l’île de Zanzibar qui est alors parfois mentionnée doit être distinguée de celle qui, située au sud-est de Mombassa, est proche de la côte orientale de l’Afrique. Les cartes dieppoises montrent l’archipel, aujourd’hui tanzanien, de Zanzibar, tel qu’il se voyait déjà, par exemple, sur la carte du monde de Diego Ribero (1519).

La représentation d’une autre île de Zanzibar et son rapport avec la présence de géants trouvent leur origine, pour certains [6], dans le Devisement du monde, où Marco Polo a fait la relation de ses voyages. L’illustre vénitien y fait la description (livre III, chapitre XLI) de l’île de Zanzibar où « les hommes sont gros et courts ; et s’ils étaient grands à proportion, ils pourraient passer pour des géants » [7]. Beaucoup pensaient en outre, au XVI° siècle, que Marco Polo avait eu connaissance de la partie des Terres Australes, dite région de Locach, située après Java. 

La référence plausible à Marco Polo pourrait d’ailleurs n’être pas exclusive des caractéristiques physiques reconnues par Pigafetta, sinon par Magellan, aux habitants de régions proches des Terres australes inconnues, entre lesquelles les cartographes dieppois voyaient une continuité tout autour du pôle antarctique.

Subsiste le mystère de l’identité de l’Isle des Géants, dite encore Zanzibar, dessinée par Desliens, Desceliers, Vallard, Le Testu et l’auteur inconnu de la carte « Dauphin ». Elle pourrait être de pure imagination, sans qu’on ne puisse cependant trouver explication à pareille fantaisie de l’esprit, de la part de géographes qui savaient faire la différence entre ce qui avait été reconnu et ce qui était pure invention.

Observant la représentation de l’Isle des Géants sur la carte « Dauphin », l’hydrographe écossais Alexander Dalrymple y voyait pour sa part, à la fin du XVIII° siècle, la terre de Kerguelen, officiellement découverte en février 1772 par le navigateur breton Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec [8].

Les îles Kerguelen abritent, il est vrai, une sorte particulière de géants, mais qui sont étrangers à l’espèce humaine. Il s’agit des plus imposants des phoques que sont les éléphants de mer, dont l’archipel constitue l’un des principaux habitats sur la planète.



[1] En référence à « patte de chien » (pata de cão en portugais, la langue maternelle de Magellan). Cf. Jean-Pierre Sanchez, Mythes et légendes de la conquête de l’Amérique, Presses Universitaires de Rennes, 1966, chapitre XIII, Les géants de Patagonie

[2] V. Duvernay-Bolens Jacqueline. Les Géants Patagons ou l'espace retrouvé. Les débuts de la cartographie américaniste. In : L'Homme, 1988, tome 28 n°106-107. Le mythe et ses métamorphoses. pp. 156-173

[3] Nova et Aucta Orbis Terrae Descriptio ad Usum Navigantium Emendate Accommododata, 1569, « ad summum 13 spithamus longi »  

[4] 3, 05 mètres, en référence au pied anglais

[6] F. Lestringant, La Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu (1556), de l’Asie des Merveilles aux nouveaux mondes en construction, https://geographielitteraire.hypotheses.org/files/2015/06/LESTRINGANT-Guillaume-Le-Testu.pdf, page 7

[7] Ed. Delagrave, Paris 1888. https://fr.wikisource.org/

[8] A. Dalrymple Memoir Concerning the Chagos and Adjacent Islands, Londres, 1786, note page 4

Nicolas Desliens, carte du monde, 1541, extrait - raremaps.com
Nicolas Desliens, carte du monde, 1541, extrait - raremaps.com