Le Labrador sur les cartes dieppoises du XVI° siècle

Les cartes dites de l’École de Dieppe, réalisées à partir des années 1540 par des cosmographes établis dans le port normand ou les environs proches, ont été, à plusieurs égards, en avance sur les représentations du monde produites en d’autres lieux.

Il est probable qu’elles aient montré le dessin d’une bonne partie de l’Australie bien avant sa « découverte » officielle, en 1606, par le néerlandais Willem Jansz.

Il est assuré que, sur la base des relations faites par Jacques Cartier de son deuxième voyage au Canada (1535-1536), elles ont été les premières à donner à voir Terre Neuve, sinon comme une île, du moins comme un archipel séparé de la terre ferme, et à montrer le golfe du Saint-Laurent ainsi que le fleuve de même nom, jusqu’aux villes actuelles de Québec et Montréal.

S’agissant du dessin de ce qu’on appelle aujourd’hui le Canada, ces cartes posent toutefois question à propos des contrées qu’elles montrent au nord du golfe du Saint-Laurent, à l’emplacement de ce qui est actuellement le Labrador.

 

La carte du monde de Nicolas Desliens[1], la première, sans doute, des cartes dieppoises réalisées après le deuxième voyage de Cartier, représente, au sud-ouest d’une île « belle » (l’actuelle Belle Isle), correctement placée à l’entrée du golfe du Saint-Laurent, un archipel dont on sait qu’il constitue la grande île de Terre Neuve. La bordure continentale obliquant au nord, après celle formant la rive septentrionale du fleuve Saint Laurent, est cependant creusée, à hauteur du 55° de latitude nord, d’une profonde échancrure vers l’ouest, se refermant sur une rivière « doulce », au sud de laquelle se voit le Canada. Le littoral nord de cette vaste baie, dont la description comporte une nomenclature fournie, se développe vers l’est sur une grande étendue, et s’achève sur la pointe d’une terre ferme, identifiée comme la terre du Labrador. Au nord-est de cette pointe se voit l’Islande.

La mappemonde de Pierre Desceliers, datée de 1550, réalisée pour Henri II et conservée à la British Library[2], montre, sous l’appellation de Terre du Laborador, une étendue terrestre à la position et aux contours très voisins de celle dessinée par Desliens, sa bordure maritime ne se clôturant cependant pas, à l’ouest, par l’estuaire d’une rivière, mais demeurant ouverte sur des espaces marins indéterminés. Une carte du monde antérieure, dessinée en 1546 par le même Desceliers[3], fait apparaître une continuité de la bordure côtière, entre la pointe de la Terre du Laboureur et le golfe du Saint Laurent.

Le Boke of Idrography[4] réalisé en 1542 par Jean Rotz, cosmographe qui a œuvré tantôt pour le roi de France et tantôt pour celui d’Angleterre, montre une land of Labrador au nord-est de l’Amérique.

La terre du Laborador, au dessin similaire à celui relevé sur la carte de Desliens se retrouve sur la carte du monde dite Dauphin ou Harleian[5], composée vers 1546, comme sur la carte de l’Atlas Vallard (1547)[6] représentant le nord-est de l’Amérique. Elle se voit, pareillement dessinée, sur les folios IX, LVII et LVIII de la Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu (1555)[7], le folio LVII incorporant les découvertes de Cartier et montrant une Terre Neuve détachée de la terre ferme, ainsi que le tracé du fleuve Saint Laurent.

 

Si le « Labrador » des cartes dieppoises devait être celui d’aujourd’hui, l’échancrure le séparant le plus souvent du « Canada » serait énigmatique. La côte orientale du Labrador comporte certes de nombreux accidents, mais aucun, jusqu’au détroit d’Hudson, n’a l’ampleur de celui séparant, selon les cartographes dieppois, le « Canada » du « Labrador ».

Le mystère du dessin rapporté peut être en partie levé par le rapprochement de deux éléments.

 

Le premier tient à la toponymie, et à la confusion à laquelle pourrait donner lieu, sur les cartes concernées, l’appellation de « terre du Labrador ».

Il est plus que probable, en fait, que la contrée désignée de la sorte, dans les premières années du XVI° siècle, ne soit autre que le Groenland, préalablement fréquenté par les Norvégiens et les Islandais, avant d’être laissé au seul habitat des Inuits, et « redécouvert » par les Portugais au tout début du XVI° siècle. Peut-être par les frères de Corte Real, qui l’auraient, en 1500, aperçu sans pouvoir l’aborder à cause des glaces, plus sûrement par João Fernandes, qui, après une première approche similaire, y serait retourné en 1501 ou 1502 pour le compte du roi Henri VII d’Angleterre. João Fernandes était un « laborador », c’est-à-dire un fermier, ou mieux un propriétaire terrien, des Açores. Du fait qu’il aurait été le premier à faire à nouveau état de l’ancienne « terre verte » des Vikings, le nom de « Labrador » a été alors employé pour la désigner.

La cartographie des débuts du XVI° siècle, pour autant, n'ignorait pas l'existence, à l'ouest de la Norvège, d'une vaste terre d'orientation nord-sud, désignée, au moins en partie, Grouelant, ou dénomination voisine[8]. La partie septentrionale de cette terre recevait parfois le nom de Pilapelant[9].

Mais lorsque l’Italien Alberto Cantino montre sur son planisphère de 1502 la masse terrestre d’orientation nord-sud, coupée par le cercle arctique, approchée par les Portugais, où se reconnaît le sud du Groenland, son assimilation avec des lieux jadis connus des Norvégiens ne semble pas d’emblée établie. Le cartouche adjacent précise que les Portugais y ont reconnu la pointe de l’Asie, sans pouvoir y débarquer.

Le Gruenlant, de même, se retrouve sur le planisphère dessiné par Johann Ruysch vers 1507, mais la portion de terre à forme triangulaire désignée de la sorte, à l’est de laquelle se voit l’Islande, fait partie d’un ensemble continental incluant l’Asie mais aussi des parties connues du Nouveau Monde, la Terre Neuve ou l’archipel des Antilles. Seul le Pilapelant est, à l’est, rattaché aux zones hyperboréales de l’Europe.

D’autres cartes du début du XVI° siècle décrivent les lieux découverts, ou redécouverts, par les Portugais sous l’appellation de terre du Labrador.

Ainsi, de la carte portulan dite de King-Hamy, dessinée sur parchemin vers 1502, montrant une étendue terrestre de forme oblongue dénommée Terra laboratorii et plus à l’ouest, la Terra CorteReal, reconnue par ce navigateur et où se trouve Terre Neuve.

La mappemonde connue sous le nom de Kuntsmann II, dite encore Four-Finger map, réalisée entre 1502 et 1506, montre un dessin comparable. Son auteur est inconnu mais pourrait être Amerigo Vespucci. Elle représente également les découvertes récentes des Portugais dans l’Atlantique occidental, en identifiant en face du dessin de quatre doigts la Terra de Corte Real, ainsi que, sous la mention de Terra de Laborador, ce qui est vraisemblablement le Groenland.

 

La relation entre celui-ci, les découvertes portugaises du début du siècle et la représentation de la terre du Laborador sur les cartes dieppoises peut être dégagée à l’examen de la carte réalisée vers 1504 par Pedro Reinel, dite Kuntsmann I. 

Cette carte montre elle aussi les récentes découvertes portugaises, représentant notamment, de manière détaillée, un littoral échancré, correspondant aux côtes orientales de Terre-Neuve, assorti d’assez nombreux toponymes d’origine portugaise. Au sommet gauche du portulan, au-dessus de ce que l’on comprend être la Terre de Corte Real et se déployant en angle droit par rapport à celle-ci se voit une étendue terrestre dont la forme générale, s’achevant en pointe, suggère qu’il s’agit du Groenland, ou du moins de sa partie occidentale.

Cependant, et là réside le deuxième élément permettant de mieux comprendre la représentation du Canada sur les cartes dieppoises, le Groenland montré par Pedro Reinel est orienté sur un axe ouest-est, et non sur l’axe nord-sud qui lui est naturel, tel qu’il se voit par exemple sur le planisphère de Cantino. Cette orientation particulière se retrouve sur les cartes King-Hamy ou Kuntsmann II, où les dimensions réduites données à la Terra de Laborador peuvent laisser croire que celle-ci, nouvellement approchée, n’était peut-être pas, dans l’esprit des dessinateurs, la terre verte jadis habitée par des Scandinaves.

S’agissant de l’œuvre de Reinel, la forme générale de la terre décrite est bien celle du Groenland, et le dessin atteste de ses imposantes proportions. Celles-là même qui sont peut-être à l’origine de l’orientation donnée à la terre redécouverte et qui, à ce titre, méritait de trouver place sur le parchemin du cartographe. La partie du monde représentée par Reinel étant enfermée, à peu de chose près, entre les 14° degré (îles du Cap Vert) et 65° degré (nord de la Norvège) de latitude nord, il ne lui était pas possible de faire figurer sur son parchemin, dans toute son ampleur, et suivant l’orientation naturelle nord-sud, un Groenland dont l’extrémité inférieure s’établit à la latitude de 59° mais qui se déploie ensuite jusqu’au 83° degré nord.

 

On ne peut manquer d’être frappé par la similitude des contours entre ce qui apparaît être la partie occidentale du Groenland sur la carte de Reinel, et la Terre du Laborador de la carte de Desliens. La comparaison des dessins établit une large identité des proportions, ainsi que le caractère commun d’une côte accidentée, constamment marquée d’échancrures et bordée d’îlots ou d’amas rocheux. Les mappemondes de Desceliers de 1546 et 1550 puisent clairement à la même inspiration, tout comme les autres cartes de l’École dieppoise.  

 

Sur ces cartes, cependant, la représentation, au Nouveau Monde, d’une terre du Laborador correspondant à la redécouverte, par les Portugais, du Groenland, n’est pas toujours assortie d’un abandon des enseignements de la géographie héritée de Ptolémée, qui montrait un Groenlant aux abords de la Norvège.

La carte de Desliens de 1541, ainsi, laisse voir en bordure du continent eurasiatique, une presqu’île portant le nom de Groenlandia.

La Cosmographie de Le Testu, de même, fait apparaître (folio XI) un Groullant au septentrion du continent européen, mais le commentaire de la carte nous indique qu’il s’agit d’une partie de la terre du Laborador, auprès de laquelle est située une île anciennement appelée Thullé. Les cartes plus générales du même atlas révèlent que, pour Le Testu, l’appellation de terre du Laborador désigne une masse continentale continue située au nord du cercle arctique (folios III et V).

L’identité entre l’excroissance « américaine » de ce supposé continent arctique, telle que dessinée sur les cartes dieppoises, et le Groenland, trouve confirmation dans d’autres documents cartographiques attribués à la même École.

Sur la carte Dauphin, la terre du Laboureur, d’orientation principale ouest-est, s’achève par une pointe qui s’infléchit vers le sud, et à l’est de laquelle se voit l’Islande, point de repère utile à la localisation du Groenland.

La carte de l’océan Atlantique figurant dans le Boke of Idrography de Jean Rotz, vient à l’appui de la même analyse : sur cette carte, comportant une orientation où le sud est en haut, se voient les Îles britanniques, l’Espagne, ainsi que l’Islande. Au nord-ouest de celle-ci (selon l’orientation classique) débute la vaste terre en forme de triangle qu’est le Groenland, dont la côte occidentale est désignée cost of Labrador. La Terre neuve y est également représentée, sous l’appellation préférée des Anglais de Nouvelle fonde londe (pour New found land), suivant une orientation nord-sud formant un angle droit avec la cost of Labrador.

Il y a ainsi tout lieu d’admettre que le dessin de la terre du Labrador dessinée sur les cartes dieppoises est celui du Groenland, « redécouvert » par les Portugais au tout début du XVI° siècle.

C’est seulement dans la deuxième moitié de celui-ci que le Groenland est à nouveau représenté de manière distincte, sans être rattaché au continent américain. Dans un livre de voyages publié à Venise en 1558, Nicolo Zeno fournit le récit d’un voyage prétendument accompli en Amérique par ses ancêtres Nicolo et Antonio Zeno à la fin du XIV° siècle. Le récit est illustré d’une carte où se voit, selon un dessin plutôt pertinent, un vaste Groenland articulé à la Norvège. Au sud-ouest est esquissée une terre qui serait américaine, appelée Estotiland. Dans son édition de la Géographia de Ptolémée, Ruscelli présentait à nouveau la carte, le Groenland s’y trouvant toutefois séparé de la Scandinavie. Le cartographe flamand Mercator reprenait cette présentation dans sa carte du monde de 1569, l’Estotilant formant l’avancée la plus orientale des côtes nord-américaines. Une disposition comparable apparaît sur la carte Septentrionalium d’Ortelius (1570). La terre du labrador, lorsqu’elle est montrée, désigne alors les mêmes confins du nord-est des Amériques, que des étendues maritimes séparent du Groenland (cf. la carte d’Amérique de 1596 de Théodore de Bry).

 

S’il faut en revanche considérer que la terre du Labrador des cartographes dieppois n’était autre que le Groenland, les descriptions qu’ils fournissent de sa bordure maritime occidentale, ainsi que des côtes orientales du Canada, soulèvent d’autres interrogations.

 

L’une concerne l’identification de l’échancrure profondément marquée sur la plupart des cartes dieppoises, et qui, séparant la terre du Labrador du Canada, vient s’ajouter à celle qui, plus au sud, correspond au golfe du Saint-Laurent découvert par Jacques Cartier, et sépare Terre Neuve du Labrador d’aujourd’hui.

Par exception, et comme sur la mappemonde de Desceliers de 1546, la carte dite Dauphin ou Harleian, à vrai dire proche de la précédente, ne fait pas apparaître un tel dédoublement : elle montre une bordure côtière continue depuis la pointe orientale de la terre du Laboureur (le Groenland) jusqu’au détroit de Belle-Isle, qui sépare Terre Neuve du Labrador actuel, prolongée au-delà par la bordure sud du golfe du Saint-Laurent, où parvient le fleuve du même nom. Sur cette carte, le Canada est la prolongation occidentale de la terre du Laboureur.

Les autres cartes citées conservent le dessin d’un autre golfe, détroit ou vaste baie, marqué à l’ouest de la terre du Labrador, tantôt clos (Atlas Vallard), le cas échant marqué par l’embouchure d’une rivière (la rivière doulce de la carte Desliens de 1541, ou de la carte Le Testu), tantôt ouvert sur des espaces maritimes indéterminés (Desceliers, 1550).

Diverses hypothèses, ou interprétations au moins implicites, ont été fournies de ces dernières représentations.

Analysant la planche (VI) représentant l’Amérique du nord d’un atlas portugais détenu par la Bibliotheca Riccardiana de Florence, daté de 1534-1540, Henry Harrisse y relève, à propos de « la péninsule mamillère du nord-est » figurant sur cette carte, qu’il n’existe dans ces régions que deux côtes orientées de l’est à l’ouest[10] :

La première est la côte méridionale du détroit d’Hudson, Harrisse objectant alors, en considérant l’abondance des toponymes illustrant le dessin, que si cette région presque hyperboréale avait été connue et cartographiée dès le début du XVI° siècle, on n’en eût pas unanimement attribué la découverte à Henry Hudson.

L’autre côte méridionale orientée de l’est à l’ouest est celle qui borde au nord le golfe Saint Laurent. Mais pour la connaître, et sur une aussi vaste étendue avec un tel luxe de détails, observe l’historien, il fallait d’abord passer par le détroit de Belle-Isle qui n’eût pas manqué de figurer sur la carte et n’a été découvert qu’en 1534 par Jacques Cartier.

Lucien Campeau considère pour sa part[11] que le détroit septentrional des cartes portugaises produites entre 1520 et 1530 n’est autre que le détroit de Belle Isle, les toponymes do Tormento et da Fortuna marqués pour désigner des îles du détroit représenté par les Portugais formant un ensemble de repères maritimes pour la navigation jusqu’à Belle-Isle. Cette opinion accorde implicitement une meilleure pertinence à la mappemonde de Desceliers de 1546 et à la carte Dauphin, et laisse entendre que les autres cartes de l'École de Dieppe conservant, avec le détroit de Belle-Isle, un autre détroit plus septentrional, n’auraient pas procédé à la correction qu’imposaient les découvertes de Jacques Cartier. Elle pourrait trouver un argument dans les mentions portées sur la mappemonde de Desliens ou l’Atlas de Le Testu, d’une « rivière doulce » se déversant dans ce détroit, rappelant une caractéristique du golfe du Saint Laurent dont la salinité est estompée par les eaux du fleuve qui s’y jette.

On peut également rappeler que le 12 juin 1534, Jacques Cartier, explorant le golfe du Saint-Laurent lors de son premier voyage, y rencontra un grand navire de La Rochelle. On sait que depuis trois décennies déjà, la région était fréquentée par de nombreux pêcheurs de diverses nationalités, informés de l’abondance de morues sur les bancs de Terre Neuve, ou de baleines aux alentours. Il serait à vrai dire improbable qu’aucun d’eux n’ait franchi, délibérément ou par accident, le détroit de Belle-Isle, sans nécessairement s’aventurer, comme l’a fait Cartier lors de son second voyage, jusqu’à rejoindre et remonter le fleuve Saint-Laurent. Étant toutefois observé que la présence d’eau douce, telle que celle évoquée par Desliens, ne se remarque qu’au moment où s’atteint l’estuaire du fleuve. On ne peut en tout cas exclure l’hypothèse de la description sur les cartes portugaises, ultérieurement reprise par certaines cartes dieppoises, d’une partie de la côte méridionale orientée de l’est à l’ouest qui borde au nord le golfe du Saint Laurent. 

Cette analyse appelle toutefois une remarque, suscitée par le dessin du Groenland, orienté ouest-est, tel qu’il se voit sur le portulan de Pedro Reinel, qui d’évidence a influencé la représentation de la Terre du Labrador des cartes dieppoises. Il est difficile de croire que ce dessin, compte tenu de la ressemblance frappante qu’il montre avec les contours de la côte occidentale du Groënland tels qu’on les connaît aujourd’hui, soit de pure invention. Il tend plutôt à établir que les navigations portugaises du tout début de XVI° siècle, celle des Corte Real ou celles d’autres explorateurs, s’étaient effectuées jusqu’à un degré élevé de latitude arctique.

Il n’y aurait alors rien d’illogique à admettre que faisant ensuite route au sud-ouest, vers ce qui s’appellera la Terre Neuve, les marins portugais aient reconnu, sans nécessairement y accéder, les accès orientaux de la baie d’Hudson. Ainsi s’expliquerait la présence du détroit maritime que montre la carte de Reinel, à l’ouest du Groenland.

 

Une autre interrogation concerne la toponymie mise en œuvre sur les cartes dieppoises pour les régions concernées.

La nomenclature des sites identifiés sur la côte nord du golfe du Saint-Laurent est clairement d’origine française, à partir de la mention de « chasteaux » portée sur la pointe nord-est de l’entrée du détroit de Belle-Isle. Elle se réfère alors aux découvertes de Cartier.

La nomenclature de la côte orientale de Terre-Neuve, représentée par les Dieppois comme un archipel, est d’inspiration davantage portugaise, même si certaines appellations originairement portées dans cette langue, ont été francisées.

Sous réserve de certaines tournures françaises, et de certaines variations, la nomenclature portée sur la côte orientée ouest-est portée plus au nord (Desliens, Desceliers, Le Testu), est la transposition d’une nomenclature portugaise, telle qu’elle se voit sur l’Atlas de la Bibliothèque Riccardienne.

Selon l’analyse conduite par Harrisse[12], une partie des toponymes figurant sur cet Atlas, ceux commençant avec la mention du lieu-dit R. dos caramlos[13], correspond en fait à la désignation de lieux appartenant à Terre-Neuve. Selon Lucien Campeau, les îles da fortuna et da tormento, également mentionnées sur les cartes dieppoises (Desliens, Desceliers, Le Testu) appartiennent également à l’espace terre-neuvien. Reste entière la question de l’identification des toponymes abondants figurant, d’est en ouest, sur la côte sud de la terre du Labrador, tant sur les cartes portugaises (notamment la Riccardienne) que sur les cartes dieppoises précitées.

Il est évidemment peu probable que les navigateurs portugais du début du XVI° siècle aient été en mesure de dresser une nomenclature détaillée de la côte occidentale du Groenland, ou encore de la côte septentrionale de l’actuel Labrador. Harrisse avance l’hypothèse plausible que la côte décrite serait en fait celle de la côte orientale du Labrador d’aujourd’hui, en dépit d’une orientation erronée, non exceptionnelle dans la cartographie de l’époque.

Sous le dessin du Groenland, dit Terre du Labrador, les cartes dieppoises décriraient ainsi des lieux cartographiés par les Portugais sur la partie orientale du Labrador actuel, que prolonge, après le détroit de Belle-Isle, l’île de Terre-Neuve. Il est en tout cas établi que le sud du Labrador était fréquenté dès les années 1520 par les Basques qui venaient y chasser la baleine[14].

Les cartes dieppoises de Desliens, Desceliers (1550) ou le Testu étaient sans doute erronées dans la localisation des sites mentionnés sur une côte d’orientation ouest-est, positionnée plus au nord que celle correspondant au golfe du Saint-Laurent. Ces travaux cartographiques avaient néanmoins le mérite de laisser place, comme il se voyait sur le planisphère de Reinel, à la possibilité d’ouvertures maritimes à l’ouest du Groënland, avant qu’Henri Hudson en ait confirmé l’existence. Et, s’agissant du Labrador, ils portaient témoignage que, même si la terre à laquelle était donnée ce nom n’était pas celle qui est aujourd’hui désignée de la sorte, les rives orientales de cette dernière avaient reçu les visites généralement intéressées d’amateurs de poisson venus de loin.

 

 

Lieu / Date de pu


[1] Carte manuscrite réalisée à Dieppe, datée de 1541. Bibliothèque d’Etat et universitaire de Dresde (SLUB), deutschefotothek 70401907. La date de 1541 portée sur la carte devrait, selon certains, se lire 1561 (cf. Sarah Toulouse, Marine Cartography and Navigation in Renaissance Francedans David Woodward (éd.), The History of Cartography, vol. III, Cartography in the European Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 2007, partie II, p. 1564). Le dessin de la carte concernant le Canada plaide cependant en faveur d'une date antérieure à celle des mappemondes de Desceliers. Celles que ce dernier a réalisées en 1546 et 1550 montrent clairement, ainsi, Roberval et sa troupe au long de la rivière Saguenay, la scène remontant à 1542. Le manuscrit de Desliens offre une vue plus sommaire du Saint-Laurent, prenant en compte les découvertes des deux premiers voyages de Jacques Cartier (1534 et 1535-1536), mais non les enseignements tirés du troisième voyage (1541-1542), et de celui de Roberval, revenu en France en 1543. Pour le manuscrit de Desliens, la date de 1541 a été confirmée par le  conservateur de la division des cartes de Dresde. Appropriée pour la représentation du Canada, elle ne peut être toutefois retenue pour celle de l'Amérique du sud, où se voit le fleuve Amazone, qui n'a été ainsi dénommé par Francisco de Orellana qu'en 1542. 

Cf. https://portolanero.neocities.org/oostlant.html, Caerte van Oostlant, note 39. Le fac-similé photographique de cette carte est visible sur le site raremaps.com

[3] John Rylands Library, Manchester (French MS 1).

[4] British Library, Royal MS 20 E IX

[5] British Library ADD.MS.5413

[6] Huntington Library, San Marino, Californie

[8] V. la carte de Ptolémée de Scandinavie par Marcus Beneventanus, 1507

[9] Cf. note 8

[10] Henri Harrisse, Découverte et évolution cartographique de Terre-Neuve et des pays circonvoisins, H. Welter, éd., Paris, 1900, page 108

[11]  L. Campeau, Découvertes portugaises en Amérique du nord, Revue d’histoire de l’Amérique française, volume 20, n° 2, septembre 1966, pp. 171-227

[12]  Op. cit. p. 109

[13] Ce qui signifie rivière des glaçons, la mention R. des caramelles se retrouvant sur les cartes dieppoises (Desliens, Desceliers), sur la pointe sud-est du Labrador actuel, à l’entrée du détroit de Belle-Isle donnant accès au golfe de Saint-Laurent

[14] Des fouilles archéologiques ont permis de confirmer leur présence à cette époque à Buitres, l’actuel Red Bay, à 644 kms au nord de St Johns

 

                 Extrait du planisphère de Nicolas Desliens de 1541 fac-similé photographique précoce (c. 1900)

raremaps.com

(site de Barry Lawrence Ruderman)

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