Les présentations de la cartographie ancienne des Antilles ignorent généralement les productions de l’École dieppoise du XVI° siècle[1].
L’ouvrage monumental de Philip D. Burden, The Mapping of North America[2], ne mentionne aucune des œuvres, atlas ou planisphère, confectionnées en Normandie au cours des décennies 1540, 1550 et 1560, alors qu’elles fournissaient une représentation du monde parmi les plus avancées de l’époque. Desliens, Desceliers, Rotz, ainsi, livraient dès les années 1540, sur la base des voyages de Jacques Cartier, les premiers éléments de la cartographie du Canada.
Mireille Pastoureau, dans son recensement des Atlas français XVI° - XVII° siècles[3] n’évoque pas davantage the Boke of Idrography, de Jean Rotz (1542), l’Atlas dit Vallard (1547) ou la Cosmographie Universelle selon les navigateurs, tant anciens que modernes de Guillaume Le Testu (1555). Il est vrai que son ouvrage traite seulement des atlas français imprimés, alors que les cartes et atlas dieppois sont des documents cartographiques manuscrits.
Les Antilles sont décrites sur la carte I, et principalement les cartes IX et X de l’atlas de Jean Rotz, la carte 10 de l’Atlas Vallard, les cartes LII à LIV, et pour partie LVI, de l’Atlas de Le Testu. Elles figurent bien entendu sur les cartes du monde de Desliens, de Desceliers, et sur la carte dite Dauphin.
Ces documents ne comportent pas la description détaillée de l’une ou l’autre des îles des Antilles. Ils donnent cependant une vue d’ensemble de l’archipel, et de son articulation au continent américain, plus précise et pertinente que celles offertes par bien des travaux contemporains ou ultérieurs.
La succession, comme le positionnement en latitude et longitude, des Grandes et Petites Antilles, sont généralement corrects. La Martinique, que les coordonnées modernes placent à 14° 40’ de latitude nord, est ainsi située sur la carte du monde de Desliens de 1541, comme sur celle de Desceliers de 1550, entre les 14° et 15° de la même latitude nord.
Aussi menu soit-il, le dessin des îles se montre beaucoup moins approximatif que celui par exemple offert par l’Isolario de Benedetto Bordone (Venise, 1528), ou même par la description des Indes occidentales faite par Antonio de Herrera (Madrid, 1601). Le dessin en forme d’ailes de papillon de la Guadeloupe, dont les deux parties sont séparées par un étroit bras de mer, se remarque sur l’atlas de Rotz (carte IX, folio 23) comme sur la mappemonde précitée de Desliens.
Les représentations dieppoises prenaient en compte les enseignements retirés d’autres ouvrages cartographiques européens, espagnols, portugais ou italiens, ainsi que les informations recueillies auprès de navigateurs, y compris ceux de Normandie. Il n’est pas besoin de rappeler que les voyages de ces derniers aux Amériques n’étaient pas, alors, liés à des entreprises de colonisation qui n’ont été engagées par la France qu’au XVII° siècle. Ils répondaient généralement à des motifs commerciaux, tels que l’acquisition de bois de teinture au Brésil, ou de guerre de course dirigée contre les Espagnols ou les Portugais.
Sur le plan de la toponymie, les cartes dieppoises des Antilles ont certaines caractéristiques communes. La mer et l’archipel concernés y reçoivent en particulier l’appellation d’Entilles, de préférence à celle d’îles Caribes ou Canibales[4]. Le terme apparaît y désigner les Petites Antilles chez Desceliers, qui place en face de celles-ci le terme d’Entilles, mais l’ensemble des îles, grandes ou petites, situées dans la mer de Lentille, chez Le Testu, qui expose (folio LII de la Cosmographie universelle) que s’y trouvent les Isles de La Coube (Cuba) et Espaignolle (Saint-Domingue).
Les mêmes cartes attestent, pour le détail des appellations, d’une nomenclature déjà très largement fixée, provenant des choix effectués lors des voyages de découverte de Christophe Colomb (à l’exemple de Dominica, Guadalupe, MariGalante, la Deseada, la Trinidad), d’emprunts aux désignations en langue indienne, taïno ou arawak (Jamaca, pour la Jamaïque, la Coube, pour Cuba), ou de noms attribués par des navigateurs espagnols (Sainte Lucie, Grenade, par exemple).
La formulation des noms connaît certaines variations d’une carte à l’autre.
La Martinique reçoit l’appellation de Matinina (Desliens 1541, Desceliers 1546) que l’on trouvait déjà sur l’Isolario vénitien de Benedetto Bordone, ou de Matinino (Rotz, 1542), généralement préféré par la cartographie espagnole (Ribero, Herrera) ou portugaise (Teixeira), ou encore de Matinine (Desceliers 1550). Ces dénominations plaident en faveur d’une origine indienne du nom[5], plutôt qu’en l’attribution par les Espagnols d’un nom faisant référence à Saint Martin. L’île de Saint-Martin, au nord de l’archipel, est d’ailleurs distinctement mentionnée, à proximité d’Anguille, sur les planisphères de Desliens (1541) ou de Desceliers (1550).
Sur ces deux dernières cartes, l’archipel des Saintes trouve la curieuse appellation de toussainetz. Le terme désigne, dans le français du XVI° siècle, la fête de la Toussaint[6]. On sait que, de fait, Christophe Colomb aurait approché l’archipel le 4 novembre 1493, et l’aurait appelé los santos en référence à la fête de la Toussaint, intervenue quelques jours plus tôt. Chez Rotz, les îles reçoivent le nom de todos santos.
Sur la carte du monde dite Dauphin, sur celle de Desceliers de 1550, comme sur l’Atlas de Le Testu, Porto Rico reçoit le nom de Saint Jean, abréviation du San Juan Bautista choisi par Christophe Colomb. Desliens, sur son portulan nautique de 1541, retenait l’appellation de Borique, dérivée du Boriquen des Indiens Tainos.
Les cartes dieppoises, ainsi, portent témoignage d’une concurrence des noms reflétant ce qui fut un choc violent des cultures, dont toutes les traces n’ont pas été dissipées.
[1] Sur cette École, voir sur le présent site les entrées L’Australie sur les cartes dieppoises : une approche française, et Le Labrador sur les cartes dieppoises du XVI° siècle
[2] Raleigh publications, 1996
[3] BN Paris, 1984
[4] Voir sur le présent site l’entrée Îles Canibales, Îles Caribes, Îles Camercanes et autres appellations des îles des Antilles
[5] Selon Rochefort, les Indiens appelaient cette île Madanina. Cf. l’Histoire naturelle et morale des Iles Antilles de l’Amérique, Rotterdam, 1658, page 13
[6] V. par ex. Les mémoires de Messire Olivier de La Marche, Gand, 1567, page 481
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