Selon l’histoire officielle des découvertes européennes en Afrique, il revient au Portugais Gil Eanes, écuyer du prince Henri « le Navigateur », d’avoir le premier franchi, en 1434, le cap Bojador. Situé sur la côte saharienne, ce cap était jusqu’alors regardé, du moins par les marins portugais, comme une infranchissable limite, au-delà de laquelle la navigation était sans retour[1].
Pourtant, au mois d’octobre 1405, le Normand Jean de Béthencourt, venant des Canaries, avait atteint en ce lieu la terre africaine, d’où il devait ramener aux îles un certain nombre de chameaux[2]. Par ailleurs, le cap Bojador, ou cavo de buyetder, figure sur des portulans majorquins du XIV° siècle, l’atlas Catalan, réalisé vers 1375, ou la carte marine de l’océan atlantique Est de Guillmus Soleri (1380), le dessin de la côte située plus au sud conduisant à admettre qu’il avait été dépassé.
Sur ces cartes, comme sur la carte de Mecia de Viladestes, établie en 1413, le cap Buyetder est porté au sud de l’ile de Fuerteventura, au sud-est de la Grande Canarie, au point où la côte africaine oblique nettement de la direction sud-ouest vers la direction sud. Ces représentations fournissent la claire indication de bancs ou récifs en face du cap, et d’une anse située à son détour.
Les cartes établies postérieurement au franchissement du cap Bojador par Gil Eanes ont très généralement repris une telle localisation, depuis le XV° siècle (voir, pour un exemple italien, la carte de Grazioso Benincasa, c. 1467 [3]), jusqu’au XIX°. La géographie contemporaine, cependant, montre un dessin de l’Afrique où le changement d’inclinaison de la côte atlantique aux latitudes sahariennes est moins marqué que ne l’indiquaient les cartes majorquines de la fin du Moyen Âge. En outre, le cap dit aujourd’hui « Boujdour » apparaît se situer plus au sud que ne l’était le cap « Bojador », l’emplacement jadis fixé pour celui-ci semblant plutôt correspondre à celui du cap « Juby », où se situe de nos jours la ville de Tarfaya.
Se fondant notamment sur les indications de distance fournies par Le Canarien entre l’île d’Erbanye (Fortaventure) et le cap atteint par Jean de Béthencourt sur la côte d’Afrique, ainsi que sur la position de « Buyetder » par rapport à Fortaventure sur l’Atlas Catalan, l’africaniste Raymond Mauny estimait que le Cap dit Bojador par les Portugais était « bien plus probablement le cap Juby que l’actuel cap Bojador » (Les navigations médiévales sur les côtes sahariennes antérieures à la découverte portugaise (1434), thèse complémentaire, Centro de estudos historicos ultramarinos, Lisboa, 1960, p. 7).
L’analyse des cartes majorquines, notamment celle des distances, des routes et de la toponymie côtière a plus récemment conduit Yoro K. Fall (L’Afrique à la naissance de la cartographie moderne, Karthala, 1982) à conclure qu’il « ne fait aucun doute que le cavo de buyetder est le véritable cap Bojador » (le cap Boujdour d’aujourd’hui). Selon cet expert, les approximations de positionnement concernant Bojador sur les portulans majorquins tenaient au fait que les cartographes d’alors ignoraient les longitudes et les latitudes, ce qui comptait pour eux étant de pouvoir déterminer les caps constants, les azimuts et le nord qu’indiquait la boussole (op. cit., page 146). A cet égard, sur les cartes nautiques médiévales, comme sur les cartes postérieures à la « découverte » portugaise, les caps constants indiqués entre la Grande Canarie et le cap Bojador sont d’orientation générale sud-est, ou même sud-est-quart-sud. Soit la direction menant de la Grande Canarie à l’actuel cap Boujdour, Tarfaya (cap Juby) se situant en revanche plein Est par rapport à las Palmas (Grande Canarie).
Les particularités physiques du cap Bojador (ou Boujdour) s’accordent convenablement, en outre, tant avec les mentions portées sur les cartes majorquines et celles réalisées ultérieurement, qu’avec les enseignements que l’ont peut tirer du « Canarien », où il est fait état du « port de Bugeder » : le « faux » cap Bojador, au nord du cap proprement dit, est bordé d’un récif et prolongé de hauts fonds jusqu’à 11 milles en mer ; le cap Bojador lui-même comporte une petite baie bordée de falaises atteignant 21 mètres de haut.
Il semble bien, en conséquence, qu’il faille reconnaître à Jean de Béthencourt, dans le franchissement de cette étape du « tour d’Afrique », une priorité sur les Portugais, sinon sur les Majorquins, qui fréquentaient déjà des lieux qu’ils avaient entrepris de cartographier. Les parages n’étaient pas non plus ignorés des géographes arabes, non plus que des pêcheurs des côtes sahariennes, autochtones ou non, les ressources halieutiques des côtes sahariennes étant expressément signalées dans les portulans de Dulcert, de Soleri et de Viladestes.
[1] Voir Gomes Eanes de Zurara, Chronique de Guinée (1453), Chandaigne, 1994, pages 92-93.
[2] Le Canarien, livre de la conquête et conversion des Canaries, chapitre LXXXIV, dans la publication de Gabriel Gravier, chez Ch. Métérie, Rouen 1874.
[3] Emmanuelle Vagnon, Un atlas retrouvé de Grazioso Benincasa, CFC n° 184, juin 2005.